mercredi 21 octobre 2009

Le luxe sans la classe

Premier jour sur cette île.
C'est bientôt l'heure du dîner. Je me prélasse dans mon bain moussant après une après-midi de marche le long de la côte, légèrement soûlée par l'air vivifiant. Petit moment de bonheur.
Puis je m'enduis le corps de ma crème préférée, celle de mon parfum que je vaporise légèrement sur ma nuque, mes poignets, là où les premiers baisers devraient m'effleurer et me faire frissonner.
Je fais comme si... le rêve deviendrait réalité.
Je m'habille simplement, pour ne pas me faire remarquer.

J'arrive au restaurant de l'hôtel, presque toutes les tables devant la baie sont occupées par des couples, âgés. Les vieux dînent tôt. Je m'arrête au salon où le feu dans la cheminée m'appelle. Je vais attendre pour dîner. C'est le premier soir et j'ai envie de fêter ça, seule.
Je m'installe dans le moelleux canapé, face au feu. Le maître d'hôtel s'approche : souhaitez-vous un apéritif? Non merci mais j'aimerai avoir la carte des vins. Vous me servirez un verre tout de suite, c'est celui qui accompagnera mon repas, s'il vous plaît. Puis il revient avec la carte.
Je suis amateur (je hais la féminisation des mots) de Bordeaux mais ce soir j'ai envie d'un Bourgogne. Je trouve une demi-bouteille de Pommard 2005, un peu jeune mais le choix en demie n'est pas large. Si je veux un premier cru, il faudrait que je prenne une bouteille. J'hésite, puis je me dis : puisque je dois dîner ici plusieurs jours, ils me garderont la bouteille. Hop, j'opte pour le Pommard Domaine Dubreuil Fontaine -Les Epenots - Premier Cru 2005.
J'ai le souvenir de ce vin, rond, sensuel, moins âcre qu'un bon Saint Julien (mon Bordeaux préféré), qui m'avait délicieusement enivrée à l'Hôtel rue des Beaux-Arts, quelques nombreuses années plus tôt. Nous fêtions un événement exceptionnel avec mon Amour : être en-vie...
Le maître d'hôtel revient, prend la carte en disant : c'est un choix excellent, sans même savoir ce que j'allais manger pour l'accompagner. Ça m'était égal, même le poisson je l'aime avec du vin rouge.
Le feu enflammait déjà mon visage.
...
Présentation de la bouteille, il me verse un peu de vin au fond du grand verre à Bourgogne, je le hume, le goûte, le garde en bouche, je hoche la tête d'acquiescement et il rajoute du vin dans mon verre. Il revient avec quelques amuse-bouches. Seule, je tourne le vin dans mon verre, sa robe glisse sur la paroi, sa couleur rubis va bientôt rosir un peu plus mes pommettes mais il ne faut pas que je sois pompette! Il est savoureux.
...
Trente minutes plus tard, je monte les trois marches du restaurant. Il est 20 h 30, incroyable, il ne reste plus qu'un couple, très jeune, qui vient d'arriver. Les vieux sont déjà partis se coucher!
Oui, hors saison dans les hôtels il n'y a que des vieux.
Le maître d'hôtel se précipite et me propose une table contre le mur dans un coin isolé. Non mais, ça va pas? Je trouve ça dingue! On dirait qu'ils sont gênés de voir une femme seule s'attabler dans leur "maison". Je me retiens de lui dire : vous voulez peut-être que je dîne dans les cuisines? Mais non, soyons élégante : non, je préfère celle-ci. Et sans attendre son accord je me dirige vers une table près de la baie avec vue sur le jardin illuminé. Non mais! Je paie déjà un supplément single ENORME, ce n'est pas pour qu'on me mette dans un placard., et je ne dîne pas avec une carafe d'eau!
...
Le menu me convient, une serveuse charmante prend la commande, numéro de chambre et ramène ma bouteille de Pommard. Le jeune couple me sourit, ceux-là ont des gestes qui parlent pour eux, de tendresse, de caresses et des regards amoureux. J'adore les amoureux. Je leur souris toujours dès que j'en croise et toujours ils me répondent. Les amoureux pourraient tout me demander, je suis leur complice.
Une femme seule ça intrigue toujours. Depuis le temps que je le pratique...Une femme seule ça craint! Parfois même ça fait pitié (mais souvent aussi ça fait envie;-))! Une femme seule ça fait peur... aux femmes, et elles ont raison d'avoir peur. Ce midi j'ai déjeuné dans une brasserie en bord de mer. Un couple (encore un) arrive, s'installe en face de ma table. L'homme n'arrêtait pas de me regarder; évidemment la femme s'en est aperçue. Quel goujat. Soudain ils se lèvent, et changent de place, elle prend celle de son mari et lui la sienne. Ainsi il ne me voit plus mais elle, me lance un regard qui tue. Oh! je n'ai rien fait madame! J'ai envie de rire. Elle est insignifiante; lui, de dos est beau, aussi beau que son regard, un regard couleur mer, gris vert.
...
Le maître d'hôtel revient vers moi, avec un magazine : voulez-vous de la lecture?
C'est le bouquet! Le comble de l'horreur! Je ne suis pas chez le coiffeur! Quel manque de classe!
Non merci, tout va bien. Je patiente.
Les plats arrivent, tout est succulent et mon Pommard en se réchauffant est vraiment bon.
Mes pensées vagabondent, je déroule le film de ma journée. Je me dis que la classe ce n'est pas d'être dans un hôtel luxueux c'est d'avoir une maison de pêcheur aux murs chaulés et tuiles oranges sur cette île.
... Et d'être deux.
...
Je vais prendre un café devant la cheminée, le bois crépite, elle tire bien, ne fume pas, çà sent bon. Je sors de ma pochette le livre acheté l'après-midi et je reprends avidement la lecture commencée. C'est un livre magnifique, une rupture amoureuse, vertige de l'amour, c'est doux, douloureux, violent, intense et çà vous donne envie, d'aimer : Faire l'amour, Jean-Philippe Toussaint.

Je l'ai terminé ce soir-là, le feu s'était éteint et je suis allée me coucher, brûlante, en manque de baisers sur ma nuque et mes poignets.