Je lui envoie un texto : je t'ai vu en photo dans le journal. Tu fais de la sophrologie maintenant?
Il m'appelle aussitôt : Tu vas bien? Çà me fait plaisir que tu penses à moi!
Je n'allais pas lui dire : je ne pense pas à toi, simplement j'ai vu ta photo.
Je regrettais déjà mon texto.
La première fois que je l'ai vu, je l'ai trouvé beau. C'était il y a 15 ans. Il était dans son engin, sa grosse pelleteuse, il creusait, labourait, détruisait mon joli jardin pour trouver les tuyaux d'évacuation des eaux. Tout était bouché dans cette maison que je venais d'acheter à la campagne. Ce fut mon sauveur! C'était le week-end de Noël et il est venu, faisant fi des fêtes. Le temps était glacial et je lui offrais quelques cafés auprès de mon feu pour qu'il se réchauffe.
J'ai vu dans son regard brillant quelque chose de troublant; il avait un sourire éblouissant et j'aurai pu succomber. Pour lui j'étais la parisienne qui venait de s'installer à la campagne, seule, sans homme, ce qui paraissait étrange voire suspicieux aux habitants de ce joli hameau où ne vivaient que des paysans.
Après les travaux il est souvent venu me voir, timide, réservé. Je savais qu'il était marié et qu'il avait de jeunes enfants. Il me parlait peu, mais un jour il a osé m'avouer qu'il m'aimait, comme çà, simplement, sans sourire mais tremblant. C'était la première fois qu'un homme me faisait une déclaration d'amour que je sentais intense et sincère et à laquelle je ne pouvais répondre. Pas seulement parce qu'il était marié et beaucoup plus jeune que moi, mais parce que je n'éprouvais pas d'amour pour lui, seulement de la reconnaissance. J'étais émue par sa délicatesse mais je ne lui ai laissé aucun espoir... Il n'a plus osé s'arrêter et venir prendre un café. Il m'appelait de temps en temps, tard le soir; au moment de la moisson. Sa voix était toujours tremblante, intimidée; la voix de l'amour, celle qui bafouille, qui ne sait rien dire d'autre que : je pense à toi, tout le temps (à la campagne tout le monde se tutoie). Je riais pour le détendre. Je riais toujours quand il m'appelait, parce que je savais que son amour était vrai, profond et je voulais le rendre léger, pour lui, pour l'aider, en sachant que c'était impossible.
Quand il a appris, 15 ans plus tard, que j'avais vendu ma maison et que j'allais partir, il est venu me voir. Ses yeux brillaient de tristesse, de désarroi. Il m'a dit : "je passe tous les jours devant ta maison, je sais que tu es là et çà me rend heureux. Qu'est-ce que je vais devenir si tu n'es plus là." Je l'ai pris dans mes bras, il voulait m'embrasser, je l'ai repoussé mais je l'ai consolé. Je ne voulais lui laisser aucun espoir. Il m'a dit : appelle-moi pour t'aider à faire des cartons, à démonter tes meubles etc... tu sais que tu peux compter sur moi.
Au début j'avais cru que je l'intéressais parce que j'étais "la parisienne", que ma maison remplie de livres et de tableaux l'impressionnait, mais non, c'est moi qu'il aime depuis 15 ans, il m'appelle de temps en temps pour savoir si je vais bien, si je suis heureuse. Je sais qu'il y a un homme qui pense à moi, souvent. Il vient de passer son brevet de pilote. "Je ferai de la voltige au-dessus de ta terrasse" (sic).