jeudi 25 octobre 2018

Rejeter un accent est une discrimination



Mélenchon dénonce le "ridicule" de la polémique

Jean-Luc Mélenchon a ensuite raillé les suites médiatiques et politiques de l'esclandre: "Ce qui nous vaut, séance tenante, toutes sortes d’enquêtes sur les accents et même une proposition de loi contre la glottophobie. J’ai amélioré mon vocabulaire d’un mot vous voyez que tout le monde peut apprendre." (Lire ici)


"La glottophobie, discrimination liée à une façon de parler, est un phénomène très répandu. En quoi est-ce une discrimination ? Comment et pourquoi est-ce que ce type de discrimination fonctionne ? Combattre les discriminations linguistiques."




Une conférence enregistrée en janvier 2018. (Vidéo)

Philippe Blanchet, professeur des universités en sciences du langage, spécialiste de sociolinguistique et de didactique de la communication plurilingue et interculturelle.

Jean-Luc Mélenchon se moque de l'accent d'une journaliste, cela ne lui suffit pas, il traite les journalistes "d'abrutis, de menteurs, de tricheurs". 

"Ils ont l'air de ce qu'ils sont, c’est-à-dire d'abrutis. Je demande à ceux qui nous suivent de relayer nos arguments, de montrer pourquoi France Info ment et de discréditer les journalistes qui s'y trouvent"." Relayez, relayez sans arrêt. Pourrissez-les partout où vous pouvez. Parce qu'il faut qu'on obtienne au moins un résultat […] il faut qu'à la fin il y ait des milliers de gens qui se disent 'Les journalistes de France Info sont des menteurs, des tricheurs'."

Jusqu'où va aller son hystérie (0_0) ?!




mercredi 24 octobre 2018

Le remède au sentiment de solitude est la solitude



Suite...
"Il y a la question de la solitude. Mais là non plus, ce n'est pas comme on l'imaginait (si on avait jamais essayé de l'imaginer). Il existe deux sortes essentielles de sentiment de solitude : celui qui est dû au fait de ne pas avoir trouvé quelqu'un à aimer, et celui qui est dû au fait d'avoir été privé de l'être aimé. La première sorte est la pire. Rien n'est comparable à la solitude de l'âme dans l'adolescence. Je me souviens de mon premier séjour à Paris, en 1964; j'avais dix-huit ans. Chaque jour j'accomplissais mon devoir culturel - galeries d'art, musées, églises; j'ai même acheté une des places les moins chères à l'Opéra-Comique (et me rappelle l'impossible chaleur là-haut, l'impossible angle de vue, et l'incompréhensible opéra). Je me sentais seul dans le métro, dans les rues, et dans les parcs publics où, assis seul sur un banc, je lisais un roman de Sartre qui parlait sans doute de solitude existentielle. Je me sentais seul même parmi ceux qui se liaient d'amitié avec moi. En repensant maintenant à ces quelques semaines, je me rends compte que je ne suis monté nulle part - la tour Eiffel semblait être une structure absurde, et absurdement populaire -, mais je suis bel et bien descendu, exactement comme Nadar l'avait fait avec son appareil photo un siècle plus tôt : j'ai découvert moi aussi les égouts de Paris, y entrant près du pont de l'Alma pour une visite guidée en barque; et, de la place Denfert-Rochereau, je suis descendu dans les catacombes, ma bougie éclairant les empilements bien nets de fémurs et de crânes.
Il existe un mot allemand, Sehnsucht, qui n'a pas d'équivalent en anglais et qui signifie "l'aspiration à quelque chose". Il a des connotations romantiques et mystiques; C. S. Lewis l'a défini comme étant "l'inconsolable aspiration" dans le cœur humain à "on ne sait quoi". Cela semble assez typiquement allemand de pouvoir spécifier ce qui ne peut l'être. L'aspiration à quelque chose - ou, dans notre cas, à quelqu'un. Sehnsucht décrit la première sorte de sentiment de solitude. Mais l'autre sorte provient de l'état contraire : l'absence d'une personne très spécifique. Moins une solitude qu'un manque d'elle. C'est cette spécificité qui peut faire songer à quelque projet consolant avec le bain chaud et le couteau à découper japonais. Et, bien que je sois maintenant muni d'un solide argument contre le suicide, la tentation subsiste : si je ne peux vivre sans elle, je m'ôterai cette vie. Mais maintenant, au moins,  je suis plus conscient de voix avisées à écouter. "Le remède au sentiment de solitude est la solitude", souffle la poétesse Marianne Moore, tandis que Peter Grimes (certes pas un modèle à tous égards) chante dans l'opéra du même nom : "Je vis seul. On s'y fait." Il y a un équilibre dans ces mots, une réconfortante harmonie.

Julian Barnes, in Quand tout est déjà arrivé, éditions Mercure de France, 2014.

dimanche 21 octobre 2018

Dimanche d'automne à Pont-Aven

Elles font partie du patrimoine de la belle cité sur les rives de l'Aven.
Était-ce le temps très printanier, voire estival, qui excitait les oies? 
Elles déambulaient dans les rues, au grand dam des automobilistes et les piétons devaient les avoir à l’œil pour ne pas se faire mordre les mollets. Ambiance tout de même joyeuse.





Les oies blanches sont restées sur la rive mais elles étaient agressives et défendaient leur territoire bec et ongles. J'ai dû partir en courant après avoir appuyé sur le déclencheur. 

Plus calme, celle de Paul Gauguin...


Paul Gauguin (1848-1903) L’Oie, 1889 - Huile sur plâtre, 53 x 72 cm - 
© Musée des beaux-arts de Quimper

"Durant l'été 1889, Paul Gauguin, lassé par la foule des peintres qui se presse à Pont-Aven, décide de s'isoler au Pouldu. Accompagné de Meijer de Haan, peintre amateur hollandais, il s'installe à l'auberge de la Plage tenue par Marie Henry. Les deux artistes sont rejoints par Paul Sérusier et Charles Filiger. Très vite, la salle à manger de l'auberge se transforme en véritable atelier. Dans une lettre adressée à Vincent Van Gogh le 20 octobre 1889, Gauguin écrit :
 … Un assez grand travail que nous avons entrepris en commun de Haan et moi : une décoration de l'auberge où nous mangeons. On commence par un mur puis on finit par faire les quatre…

Cet enthousiasme collectif débouche sur la création de l'un des plus incroyables ensembles décoratifs de l'époque.

Peinte par Gauguin sur un enduit de plâtre, L'Oie, située au niveau de l'imposte du mur ouest, n'a été redécouverte que dans le courant des années 1920 par des artistes américains. Son acquisition en 1999 par le musée des Beaux-Arts de Quimper a constitué un événement qui a fait date en permettant de compléter les deux autres éléments du décor de l'auberge de Marie Henry déjà présentés (Le Génie à la guirlande de Charles Filiger et le Pichet et oignons de Jacob Meijer de Haan). Le thème de l'oie, abondamment représenté par des artistes impressionnistes comme Camille Pissarro, prend chez Paul Gauguin une signification partagée entre réalisme et symbolisme. On y reconnaît évidemment sans peine l'animal de la ferme tout comme on pourrait y déceler une allusion au mythe de Léda et de Zeus, lui-même renvoyant à la liaison entre Marie Henry et Meijer de Haan. Léda, transformée en oie, personnifierait ainsi l'hôtesse des lieux. Autour de l'oie, Gauguin a disposé des fleurs ressemblant à des boutons de fleurs de lotus, ajoutant ainsi un motif extrême-oriental qui annonce le syncrétisme formel qui s'épanouira dans les chefs-d'œuvre tahitiens."

Aujourd'hui j'ai zappé l'exposition au Musée de Pont-Aven, j'y retournerai un jour où la douceur de l'air sera moins propice à la flânerie et j'irai voir ce petit (mais grande œuvre) tableau de Paul Sérusier dont on parle : Le Talisman.

"Le Talisman est certes conservé au musée d’Orsay, mais il est toute l’année à Pont-Aven... Les couleurs choisies pour les murs des espaces d’exposition du parcours des collections permanentes du musée sont toutes issues du tableau de Paul Sérusier. Une déclinaison des bleus, des verts, des jaunes et des rouges du tableau, à (re)découvrir au fil des salles."

Musée de Pont-Aven, à voir l'exposition : 
Pont-Aven, berceau de la modernité, jusqu'au 6 janvier 2019. 

Quelques photos de ma flânerie
(cliquer sur les images pour agrandir)








Je me suis attardée sur le nom de quelques bateaux, inventant le pourquoi de cette appellation ou la personnalité du propriétaire. Eh oui, ça cogite dur dans ma cervelle d'oiseau. Mmm!


DIFFRACTION
(Le propriétaire est un scientifique (0_0) ?) 



 BOTZARIS
(Ça m'évoque la station de métro dans le 19e. 
Le bateau est en piteux état. Le propriétaire est dans la dèche (0_0)
Mais BOTZARIS c'est  un héros et un rebelle, mort à 35 ans.
Ce nom de bateau doit avoir une origine passionnante, une longue vie).



 L'EXOCET
 Poisson des mers chaudes capable de sauter hors de l'eau 
et de planer un instant dans l'air.
(Le propriétaire est un doux rêveur. 
Il rêve que son bateau saute et plane comme ce poisson.
Son rêve a-t-il/sera-t-il exaucé?)


 MOUETTE
(Rien à dire, petit bateau tranquilou
pour propriétaire pépère qui aime la pêche)



 Celui-ci, je n'ai pu voir son nom.
Je l'appellerai MIGNON, les cabines sont en bois, 
la coque aussi semble-t-il.
Je lui accorde un propriétaire philosophe

"On ne change jamais un nom de bateau, ça porte malheur."
Kenneth Cook, Par-dessus bord


Kenneth Cook

samedi 20 octobre 2018

"J'écris sans cesse ce qui me vient du coeur"

Catherine Pozzi (1882-1934)

Mercredi 16 février 1898 Nous sommes des gens du monde, des gens chics. Le salon de Madame Pozzi est un des plus brillants de Paris. Nous habitons un appartement, Place Vendôme, qui a un loyer de 17. OOO francs, nous avons 7 domestiques : deux femmes de chambre, une bonne allemande, une nourrice (pour Jacques), une cuisinière, un valet de pied et un maître d’hôtel ; nous avons une voiture et trois chevaux que nous louons à l’année (cela revient au même prix que de les avoir à nous, mais beaucoup d’ennuis nous sont épargnés).En entrant chez nous, on se trouve d’abord dans une grande antichambre, d’aspect assez sévère. Le salon y correspond. Le salon se compose de deux pièces réunies, une immense et une plus petite. Il est meublé avec assez de goût, tapissé d’étoffes précieuses ; sur les étagères, des bibelots rares et des statuettes ; dans une vitrine, une magnifique collection d’antiquités. Les meubles ont une grande valeur, les tableaux sont admirables, mais malgré la richesse de l’ameublement on n’y est pas plus heureux, et ce grand salon froid a vu bien des drames intimes.
C’est le jour de réception. Madame, dans une toilette exquise, fait les honneurs avec grâce (quoique ça l’ennuie terriblement). Les plus célèbres personnages viennent la voir, aussi bien que les moins connus, et il est amusant de voir une modeste femme de docteur à côté de l’écrivain à la mode, un jeune homme simplement vêtu faire la cour à la beauté de la "saison".
Parfois, au milieu de ces mondains, on voit une grande fille, à la taille trop mince, aux jambes trop longues, au corps trop plat, qui offre aimablement des tasses de thé ou de chocolat aux visiteurs de sa mère.
C’est moi. Elle s’ennuie beaucoup, cette grande fille, pourquoi a-t-elle un si charmant sourire sur les lèvres ? C’est qu’elle a déjà, hélas, ce vernis mondain, cette cuirasse d’hypocrisie polie.
Pourquoi est-ce que je m’amuse à peindre notre vie ? Je ne sais, mais c’est drôle.
La grande fille se lève. Elle est aussi grande que sa mère, elle est trop grande, elle a une taille et des manières de femme pour un corps d’enfant. La grande fille se lève. Elle va à la fenêtre, et regarde dehors. Elle regarde. Il fait nuit ; sur la place, illuminée par la clarté jaune des réverbères, une foule de gens passent ; ils sont noirs, ils marchent vite. Les voitures roulent, en voici, en voici, d’autres, d’autres, d’autres encore.
Où vont-ils ? La grande fille a oublié les visites, elle a oublié le thé à servir ; elle n’entend plus le bavardage stupide des jolies femmes. Elle ne voit que ces ombres noires qui passent, là-bas, au-dessous d’elle ; elle n’entend qu’une rumeur confuse qui monte, croît et grandit, des cris, des appels, des rires, des plaintes. En bas, deux cochers se disputent. Des gamins courent en chantant. Une femme et un homme, dans l’ombre, se baisent longuement la bouche. Et les ombres passent. La grande fille regarde passionnément, et voilà qu’il lui semble que c’est Paris qui passe, gronde et pleure sous ses yeux. Elle voit les femmes obscènes, elle voit les hommes faux, elle entend les mensonges, elle touche les ignominies. Voilà le comte Z. et sa maîtresse. Voilà la fille publique qui vend sa chair tous les soirs à l’acheteur inconnu. Voilà le romancier impudique, voilà le banquier voleur. Voilà le prêtre faux et lâche, voilà la vieille dévote abêtie. Voici les rois et voici les gavroches, voici les princesses et les filles. Ils s’enveloppent tous de loques dorées et se font des petits saluts bêtes. Voici l’actrice qui a de si jolies jambes et voici la petite épicière vertueuse. Les voici tous, ils passent, ils passent, elle les voit. Quelle foule, quelle foule immense ! Et pas un, pas un n’est un honnête homme ! La grande fille tressaille. Elle se voit. Elle est là, au milieu d’eux, elle est là. Oh misère ! elle a aussi sa loque dorée, elle dit aussi leurs mensonges, elle fait aussi leurs saluts. Et, les yeux agrandis, l’âme palpitante, elle se voit passer, lentement, donnant la main à ces misérables, souriant et mentant, jouant la comédie infâme. - Et, au-dessus, la colonne profile sa masse sombre, éternelle image du Temps qui seul ne change pas.
Catherine Pozzi, in Journal de Jeunesse. Extrait de la RdR

jeudi 11 octobre 2018

Plus jamais... mon Amour...


"Je ne crois pas que je la reverrai jamais. Plus jamais je ne la verrai, l'entendrai, la toucherai, l'étreindrai, l'écouterai, ni ne rirai avec elle; plus jamais je n'attendrai le bruit de ses pas, ne sourirai en entendant une porte s'ouvrir, ne joindrai étroitement son corps au mien, le mien au sien. Je ne crois pas non plus que nous nous retrouverons sous quelque forme dématérialisée. Je crois que ce qui est mort est bien mort. Certains pensent que le chagrin est une sorte de violent, quoique justifiable, apitoiement sur soi; d'autres disent que c'est le survivant qu'ils plaignent, parce que c'est lui qui a tout le tourment, alors que l'être aimé perdu ne peut plus souffrir. De telles approches tentent de gérer le chagrin en le minimisant - et en faisant de même avec la mort. Il est vrai qu'une partie de mon chagrin est centré sur moi - voyez ce que j'ai perdu, voyez combien ma vie en a été diminuée -, mais il s'agit davantage, bien davantage, et depuis le début, d'elle : voyez ce qu'elle a perdu, maintenant qu'elle a perdu la vie. Son corps, son esprit; sa radieuse curiosité de la vie. J'ai parfois le sentiment que la plus grande perdante dans le deuil, est la vie elle-même, parce qu'elle n'est plus exposée à cette radieuse curiosité.

Pages 88-89

Tous les couples, même les plus bohèmes, élaborent des structures au cours de leur vie commune, et ces structures ont un cycle annuel. De sorte que la Première Année est comme une image négative de l'année dont vous aviez l'habitude. Au lieu d'être émaillée d'événements, elle est maintenant ponctuée de non-événements : Noël, votre anniversaire, son anniversaire, celui du jour où vous vous êtes rencontrés, anniversaire de mariage. Et à ceux-ci se superposent de nouveaux anniversaires : celui du jour où la peur a surgi, du jour où elle est tombée pour la première fois, du jour où elle a été hospitalisée, du jour où elle est sortie de l'hôpital, du jour où elle est morte, du jour où elle a été enterrée.
Vous pensez que la Deuxième Année ne peut pas être pire que la Première, et croyez y être préparé. Vous pensez avoir connu toutes les différentes sortes de souffrance que vous aurez à endurer, et qu'après cela il n'y aura que des répétitions. Mais pourquoi une répétition devrait-elle impliquer moins de souffrance? Ces premières répétitions vous invitent à contempler toutes les répétitions à venir dans les années futures. Le chagrin est l'image négative de l'amour; et, s'il peut y avoir une accumulation d'amour au fil des ans pourquoi pas aussi de chagrin?
[...]
Cela a pris un certain temps, mais je me souviens du moment - ou plutôt, de l'argument arrivant soudainement - qui a rendu moins probable que je me tuerais. J'ai compris que, dans la mesure où elle vivait encore quelque part, elle vivait dans mon souvenir. Bien sûr, elle restait aussi puissamment dans l'esprit d'autres personnes; mais j'étais celui qui se souvenait le mieux d'elle. Si elle était quelque part, elle était en moi, intériorisée. C'était normal. Et il était également normal - et irréfutable - que je ne pouvais pas me tuer car alors je la tuerais aussi. Elle mourrait une seconde fois, mes chatoyants souvenirs d'elle s'estompant tandis que l'eau du bain se teinterait de rouge. Cela fut donc, finalement (ou, du moins, pour le moment), simplement décidé. Comme fut résolue la question plus large, mais apparentée : comment dois-je vivre? Je dois vivre comme elle aurait voulu que je vive."

Pages 99-100-101.

Julian Barnes, in Quand tout est déjà arrivé (récit La perte de profondeur), éditions Mercure de France, 2014.

"Dans ce troisième récit, Julian Barnes "nous parle - droit au cœur de ce qui se passe quand "tout est déjà arrivé", en l’occurrence, la mort de l'être qui vous était le plus proche et "qu'on est tombé de la plus grande hauteur". Disons simplement que Julian Barnes est sans doute là au sommet de son art."

4e de couverture.

mercredi 10 octobre 2018

***





À une heure du matin


Enfin ! seul ! On n’entend plus que le roulement de quelques fiacres attardés et éreintés. Pendant quelques heures, nous posséderons le silence, sinon le repos. 
Enfin ! la tyrannie de la face humaine a disparu, et je ne souffrirai plus que par moi-même.
Enfin ! il m’est donc permis de me délasser dans un bain de ténèbres ! D’abord, un double tour à la serrure. Il me semble que ce tour de clef augmentera ma solitude et fortifiera les barricades qui me séparent actuellement du monde.
Horrible vie ! Horrible ville ! Récapitulons la journée : avoir vu plusieurs hommes de lettres, dont l’un m’a demandé si l’on pouvait aller en Russie par voie de terre (il prenait sans doute la Russie pour une île) ; avoir disputé généreusement contre le directeur d’une revue, qui à chaque objection répondait : « — C’est ici le parti des honnêtes gens, » ce qui implique que tous les autres journaux sont rédigés par des coquins ; avoir salué une vingtaine de personnes, dont quinze me sont inconnues ; avoir distribué des poignées de main dans la même proportion, et cela sans avoir pris la précaution d’acheter des gants ; être monté pour tuer le temps, pendant une averse, chez une sauteuse qui m’a prié de lui dessiner un costume de Vénustre ; avoir fait ma cour à un directeur de théâtre, qui m’a dit en me congédiant : « — Vous feriez peut-être bien de vous adresser à Z… ; c’est le plus lourd, le plus sot et le plus célèbre de tous mes auteurs, avec lui vous pourriez peut-être aboutir à quelque chose. Voyez-le, et puis nous verrons ; » m’être vanté (pourquoi ?) de plusieurs vilaines actions que je n’ai jamais commises, et avoir lâchement nié quelques autres méfaits que j’ai accomplis avec joie, délit de fanfaronnade, crime de respect humain ; avoir refusé à un ami un service facile, et donné une recommandation écrite à un parfait drôle ; ouf ! est-ce bien fini ?
Mécontent de tous et mécontent de moi, je voudrais bien me racheter et m’enorgueillir un peu dans le silence et la solitude de la nuit. Âmes de ceux que j’ai aimés, âmes de ceux que j’ai chantés, fortifiez-moi, soutenez-moi, éloignez de moi le mensonge et les vapeurs corruptrices du monde, et vous, Seigneur mon Dieu ! accordez-moi la grâce de produire quelques beaux vers qui me prouvent à moi-même que je ne suis pas le dernier des hommes, que je ne suis pas inférieur à ceux que je méprise !

Charles Baudelaire, Petits poèmes en prose, 1869

mardi 2 octobre 2018

Je ne crois pas comme ils croient, je ne vis pas comme ils vivent, je n'aime pas comme ils aiment... Je mourrai comme ils meurent" (Marguerite Yourcenar, Feux)

"Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas  demeurer en repos, dans une chambre."
Blaise Pascal (cité par Marguerite Yourcenar)

Marguerite Yourcenar  1903-1987,
née Marguerite Antoinette Jeanne Marie Ghislaine Cleenewerck de Crayencour







Écouter  cette voix, seulement quelques minutes : une voix profonde, une tonalité d'aristocrate, un verbe brillant, UNE FEMME DE LETTRES.
"Il est difficile de ne pas se croire supérieur lorsqu'on souffre davantage [...] et la vue des gens heureux donne la nausée du bonheur."
Marguerite Yourcenar, in Alexis ou le Traité du Vain Combat.



"L'amour est un châtiment, nous sommes punis de n'avoir pas pu rester seul."
Marguerite Yourcenar, in Feux.


Et pour ceux qui - comme moi - l'écouteraient pendant des heures, cette vidéo complète :