Je ne sais ce que j'aurai le plus peur de perdre de ces deux sens : l'ouïe, la vue. Bien sûr, sans eux je pourrais toujours toucher, sentir mais ceux-là sont si essentiels. Autant pour la nature que pour la peinture, je ne saurai me passer de la vue. Je peux toucher un visage et le sentir mais je ne peux pas sentir un tableau en le touchant.
Le monde du peintre est un monde visible, rien que visible, un monde presque fou puisqu'il est complet, n'étant cependant que partiel. La peinture réveille, porte à sa dernière puissance un délire qui est la vision même, puisque voir c'est, avoir à distance, et que la peinture étant cette bizarre possession, à tous les aspects de l'être, qui doivent de quelque façon se faire visible pour entrer en elle. Quand le jeune Berenson* parlait à propos de la peinture italienne d'une évocation des valeurs tactiles, il ne pouvait guère se tromper davantage; la peinture n'évoque rien et notamment pas le tactile. Elle fait tout autre chose, presque l'inverse, elle donne existence visible à ce que la vision profane croit invisible. Elle fait que nous n'avons pas besoin de sens musculaire pour avoir la voluminosité du monde. Cette vision dévorante, par delà les données visuelles, ouvre sur une texture de l'être dont les messages sensoriels discrets ne sont que les ponctuations ou les césures et que l'oeil habite, comme l'homme habite sa maison.
Merleau-Ponty, extrait de L'oeil et l'Esprit.
* http://books.google.fr/books?id=_EEK3kENPM4C&pg=PA79&lpg=PA79&dq=le+jeune+berenson&source=bl&ots=U2WrMQDj5V&sig=y4LVNskdzyb7s8YUFqptiE3aEDU&hl=fr&ei=FbzNSoLsHcKZjAer4KTzAw&sa=X&oi=book_result&ct=result&resnum=1#v=onepage&q=le%20jeune%20berenson&f=false
Ce texte peut sembler obscur à première vue;-) mais en l'écoutant ce matin dans "Les nouveaux chemins..." il m'est apparu très lumineux.