samedi 23 janvier 2010

Vie de Joseph Roulin, Pierrre Michon

Pierre Michon


Vincent Van Gogh, Portrait de Joseph Roulin assis, Arles 1888
Museum of Fine Arts, Boston


"Considérons-le, Roulin, un dimanche matin en août, suivant l'énergumène dans un chemin du bout d'Arles, quand ce n'étaient pas des portraits que celui-ci peignait, mais que sur le motif il allait préparer le travail de ses biographes, faire le coup de la liturgie solaire, le face à face aztèque avec la source de toute lumière; et certainement il ne voyait là rien de liturgique ni d'aztèque, mais de pictural oui, et audacieusement, puisque ce qu'il faisait, les impressionnistes même l'osaient peu; et s'il portait ce galurin jaune, c'était parce que çà tapait dur, Roulin ni moi n'y voyons rien de sacrificiel. Ca y est donc : les voilà assez loin sur la route de Tarascon, ils descendent dans un grand lopin qui ondule en contrebas, un champ de blé ou de melons; les cigales infatigablement mâchent le temps, l'espace, car il est déjà dix heures; Vincent se serait bien passé de Roulin, il s'efforce de ne pas le voir ni l'entendre, mais il ne l'éconduit pas, c'est un brave homme près de qui il fait chaud quand on ne peint pas; il plante le chevalet, il sort les trois jaunes de chrome, presse un des tubes et l'applique, le petit drame une fois encore tâtonne et s'amorce sur une toile de trente pour les biographes à venir, les businessmen de Manhattan; Roulin s'est assis sous un arbre avec près de lui peut-être le panier du casse-croûte et la bouteille d'Augustine, et regarde."
[...]
"C'est un personnage de bien peu de profit quand on se mêle d'écrire sur la peinture. Il me convient. Il est exténué et peut être gai comme la forme. Il est vide comme un rythme. La scansion vaine, despotique et sourde qui soutient ce qu'on écrit, l'alimente et l'épuise, je veux ici qu'elle porte son nom; je veux qu'elle endosse à l'instant la grande vareuse et la casquette des Postes; qu'elle vieillisse à Marseille et se souvienne d'Arles; qu'une barbe lui pousse; elle apparaîtra en bleu de Prusse, alcoolique et républicaine; elle n'entendra goutte aux tableaux, mais par chance, par rapt, elle deviendra peut-être une fois encore tableau; elle sera moujik, ou barine s'il me chante - et qu'elle soit tout à fait arbitraire, comme d'habitude, mais que très visible elle vienne au jour, se manifeste et meure".

Extraits : Vie de Joseph Roulin, Pierre Michon (éd. Verdier)

"J'ai voulu le* voir en deçà de l'oeuvre; par les yeux de quelqu'un qui ignore ce qu'est une oeuvre, si ce phénomène était encore possible à la fin du siècle dernier; quelqu'un qui vivait dans un temps et dans un milieu où la mode n'était pas encore que tout le monde comprît la bonne peinture : ce facteur Roulin qui fut l'ami d'un Hollandais pauvre, peintre accessoirement, en Arles en 1888. Et bien sûr je n'y suis pas parvenu. Le mythe est beaucoup plus fort, il absorbe toute tentative de s'en distraire, l'attire dans son orbite et s'en nourrit, ajoutant quelques sous au capital de cette affaire en or, sempiternellement.
Cet échec est peut-être réconfortant : il me permet de penser que le facteur Roulin se tient nécessairement devant qui l'évoque à la façon d'une apparition, comme le voulait celui qui le fit exister."

P.M. (4ème de couverture).
* Vincent Van Gogh

Il y a trois personnages dans ce livre : le peintre, le facteur et le narrateur, Pierre Michon.
Ai-je besoin d'ajouter que ce livre de 72 pages pour l'humble lectrice que je suis est un (grand) livre puissant, un de ces livres courts à lire longuement, en s'arrêtant sur chaque mot. J'y ai retrouvé la "musique" de Un coeur simple de Flaubert. Je découvre seulement aujourd'hui Pierre Michon avec ce livre et Le Roi du bois, grâce à un ami. Il y a quelques mois, Pierre Michon était invité par Frédéric Ferney pour parler de son dernier livre Les Onze* et j'avais été touchée par la simplicité, le visage généreux de cet homme, son regard plein de bonté. Un autre écrivain à qui je me confiais, lui disant combien je me trouvais audacieuse d'oser lui écrire, tant je l'admirais, me répondit : "les écrivains sont des gens"! J'ai compris ce qu'il voulait dire et j'ai repensé à Pierre Michon, à cette modestie, preuve de la plus grande intelligence.
* Pour lequel Pierre Michon a obtenu en octobre 2009 Le Grand Prix de l'Académie Française.