jeudi 28 janvier 2010

Philippe Annocque, clap 4ème


Vitrail de l'église de Moustier, Sainte-Marie.

" Ceux qui s'agenouillaient ressemblaient aux figures des vitraux de l'église de Moustier, et pendant qu'ils sondaient de leurs doigts la profondeur des plaies tu voyais avec étonnement remonter à la surface de ton esprit des images des crèches d'autrefois".

Philippe Annocque, Chroniques imaginaires de la mort vive (Melville éditeur, 2005)

J'éprouve un sentiment étrange en refermant Chroniques imaginaires de la mort vive de Philippe Annocque. Après avoir lu Une affaire de regard, Par temps clair, Liquide (dans cet ordre-là) j'avais réussi - me semble-t-il - à donner un nom au narrateur, donc à me les approprier un peu ("nommer c'est déjà posséder"). Avec ce dernier livre lu (qui est en fait son second livre publié) je ne me suis pas posé la question de savoir (comme pour les autres) si c'était une autofiction, non, c'est de la fiction; et j'ai donc découvert un auteur, toujours le même et pourtant ce livre-là est complètement différent, enfin presque, car le style de l'écrivain est bien là avec ce questionnement identitaire, ces retours à la ligne, qui sont cette respiration ou ces silences que l'on retrouve dans Liquide et que j'aime tant.

Dans Chroniques imaginaires de la mort vive c'est plutôt le suspens, le mystère, mon imaginaire est sollicité; on est loin de la légèreté et de l'ironie du regard de l'écrivain dans Une affaire de regard et Par temps clair. Philippe Annocque ne cesse de me surprendre. Mais je suis presque sûre que si on me présentait son prochain livre à lire en blind test, je reconnaîtrais immédiatement son auteur. Je me répète, ce style est unique et certainement inspiré par quelques maîtres... (Il en parle ici).

On peut lire les premières pages de son ouvrage dans ses Hublots mais j'ai choisi les deux extraits ci-dessous qui me parlent particulièrement :

Le dire
La journée cependant a passé sans que tu trouves les mots pour le dire. Le dire n'a jamais été votre fort à vous tous.
Le sommeil probablement est venu couvrir tout cela d'un voile trouble. Tu as dû te réveiller, te rendormir à plusieurs reprises, cette nuit-là; le nombre de fois nécessaire pour qu'au terme de la nuit, lorsque vint enfin l'heure de se lever, le doute subrepticement se fût glissé dans ton esprit : peut-être - vraisemblablement, certainement, indubitablement - avais-tu rêvé ces traces immenses qui se perdaient dans un brouillard fabuleux, le brouillard d'un monde tellement incompatible avec l'opaque blancheur brûlante du lait qui en se répandant de part et d'autre de ta langue y laissait son empreinte sapide.
A quoi bon dès lors aller distraire de leurs tâches ceux qui par bonheur étaient pourvus d'une imagination moins fantasque que la tienne.
[...]
Et tandis que tes yeux regardaient tes pieds s'enfoncer dans l'humus, tu devais sentir ta mémoire faire comme une manière de mouvement sur elle-même, pareille à une nappe qu'on replie, dans un effort gauche pour restituer devant les yeux de ton esprit toute la subtile réalité des empreintes qui croyais-tu s'y étaient imprimées la veille, et qui à chaque détail nouveau que tu croyais retrouver t'échappait derechef dans une sorte de fuite en avant.
(page 40-41).

La curiosité commençait à poindre : ta mémoire à présent était l'objet d'une fouille méthodique, en quête d'une indication relative à ce qui de plus en plus ressemblait à un domaine privé et assez étendu, - une fouille méthodique mais vouée à l'inanité : tes rêveries d'enfant et de jeune homme ne s'étaient jamais arrêtées si près de Vauvert, et les préoccupations de tes proches ne s'en étaient jamais autant éloignées.
Enfin tu vis le bout du chemin : au-delà d'un portail encore une vaste demeure - tu manquais du vocabulaire nécessaire pour la nommer plus précisément -, quelque chose de propre en tout cas à alimenter tes songeries enfantines d'autrefois, et où ton regard d'aujourd'hui s'attardait dans la contemplation comparée des traces d'abandon de vie mêlées.
Le portail cette fois était fermé d'une lourde chaîne, mais toi maintenant tu n'avais pas envie de t'arrêter; toute cette course derrière toi qui t'avait amené jusque-là te donnait l'élan d'un projectile aveugle
et avisant une brèche à droite du mur tu dis au chien d'attendre là.

(page 78)

Bien sûr, je me permets ces extraits sortis de leur contexte toujours avec la même réserve : un livre ne se ressent qu'après une lecture complète. Une autre lecture, plus experte, de ce livre ici.

Et maintenant, il va me falloir attendre le prochain Annocque, sans impatience - ce n'est pas de la littérature de gare - mais pas sans fébrilité.