Les printemporelles
Question spectacle, il n’y a, il ne peut y avoir de beauté dans l’amour que se fait un couple où l’homme est beaucoup plus âgé que la femme. La beauté de la femme est alors solitaire et elle est univoque. Elle fait don de sa grâce à la disgrâce de l’homme, si « bien conservé » soit-il. L’homme, lui, est seul avec sa virilité, s’il lui en reste, et avec la conscience, quand il l’a, que ce n’est pas nécessairement pour cette virilité qu’on l’aime, s’il est aimé. Ce n’est pas un malheur, ce que je dis là, c’est une vérité, ayant l’inconvénient d’être lucide. Si c’était un malheur, cela signifierait que l’homme vieillissant doit désespérer, une fois pour toutes. Ce pouvoir de séduire ne lui est pas toujours refusé, simplement il ne peut rien, à son final, contre la discordance charnelle, le « raté » esthétique. Mais il peut encore quelque chose pour que cette discordance se fasse oublier, ou soit dépassée. Et c’est ici que les attraits de son intelligence, s’il en a, interviennent, comme pour réduire ce que les âges mettent de distance entre les corps. Ce n’est cependant pas une fatalité que le corps défavorisé abandonne à l’esprit, par compensation, le privilège de plaire. Il arrive qu’il lui reste une chance de décider de la beauté de la séduction, à défaut de la beauté de l’acte qui suit la séduction. Il est alors presque obligé qu’un tel corps ait une histoire, et que cette histoire soit visible. Un corps chargé d’histoire, il lui suffit parfois d’être là pour que l’on lise dans son visage, son regard, ses gestes, et même son « immobilité » le « vécu » de ses passions, émois, désirs, souffrances, labeurs, violence, excès, ramassé dans une sorte d’âme où coulerait le sang, où frémirait la chair, jusqu’en ses érosions. Et pour peu qu’il parle, c’est son histoire, son aventure, de préférence profonde et indescriptible, qui parle pour lui, se faisant vieux. Son livre s’ouvre. Son livre peut se permettre d’être abîmé, déchiré, raturé, maculé, puisqu’il est lisible et qu’il s’ouvre. Et c’est ainsi qu’il n’est pas du tout incongru d’imaginer que quelques créatures, de beaucoup de fraîcheur mais de peu de sagesse, se surprennent à serrer contre le leur, avec amour, ce corps d’un autre temps, d’une vacillante actualité, dans lequel elles lisent. Sans doute l’aiment-elles mieux pour son passé que pour son présent, quitte à espérer qu’avec un peu d’intuition elles l’aiment aussi en tant qu’il est la vérité de ce qu’il fut. Je veux bien l’admettre : il s’agit là d’un amour exceptionnel. En tout cas, il est sans avenir, ce qui, si étrange que cela puisse paraître, et toujours aussi exceptionnellement, en allonge la vertu.
L’homme âgé n’a aucun mérite ni ne prend aucun risque à dire à la femme bien plus jeune que lui : « Je t’aimerai toute la vie ». Les paris sur la durée lui sont épargnés. Il sait que ses jours sont plus comptés que ceux de son aimée. Il peut seulement penser :
« Pendant le temps qu’il me reste à vivre, je voudrais lui donner un amour aussi beau, ou une idée de l’amour si belle, qu’elle puisse, quand je serai mort, s’en souvenir comme d’un amour dont sa jeunesse se serait embellie, sans le soupçon de croire qu’elle aurait pu s’embellir davantage ailleurs et autrement, en conformité avec l’ordre de choses ». Mais qu’en serait-il de l’amour s’il n’était qu’un ordre des choses ?
Marcel Moreau avait 67 quand ce livre, Féminaire a été publié en 2000 et déjà il devait sentir en lui cet homme vieillissant, pourtant encore jeune! Je pensais en lisant cela que cette réflexion pouvait s’appliquer à la femme vieillissante et, justement, je découvris quelques chapitres plus loin celui-ci que, bien évidemment, je trouvais plus réjouissant – bien que peu d’hommes doivent avoir ce regard-là sur la femme vieillissante – et je reconnaissais bien là son amour « sacré » de la Femme.
Les femmes et leur âge
Les femmes vivent plus longtemps que les hommes. Mais l’idée s’est accréditée qu’elles séduisent moins longtemps qu’eux. Pour beaucoup de celles qui s’en persuadent, c’est souvent un drame. Elles devraient, ces inquiètes, se dépêcher d’aimer et d’être aimées. C’est facile à dire. Le mieux serait que très tôt elles prennent la mesure du pouvoir qu’elles détiennent de leurs entrailles de se construire un art de vieillir plus fort que la peur de vieillir. Car en plus, à côté ou au-delà de l’attribut, certes merveilleux, mais aussi tellement évident, qu’ont ces entrailles de les rendre mères, elles ont celui de les « accoucher » d’elles-mêmes. La menace que le temps fait peser sur leur paraître, il faudrait que ce soit un moindre mal comparé à l’insolente beauté, sans âge, qu’elles savent si bien déployer lorsqu’elles font leur plein d’être, et mieux encore, leur trop-plein. Bref, lorsque leur est révélée leur véritable puissance.
La séduction, rien, bien sûr, n’interdit d’espérer qu’elle survive à une sale et longue histoire d’interdits, de tabous, de sacrifices, de frustrations. On ne sait jamais, avec les magies intérieures…
Toutefois, le risque est grand que les sots n’y voient qu’un charme pathétique, comme celui que sur les photos ils se plaisent à reconnaître à certains visages dont les rides et le regard composent l’empreinte lasse d’une vie où le devoir fut plus présent que le droit, les regrets plus têtus que les consolations et l’épanouissement plus rare que la servitude. Nous ne pouvons nous contenter de cette image. Ce qui fait penser à la plupart des femmes qu’elles courent plus vite que les hommes à la souffrance de ne plus séduire, c’est souvent, hélas, dans les yeux des hommes qu’elles le lisent. Dans bien des cas, cependant, ce sentiment, chez elles, est provoqué par l’obscure ou confuse intuition de n’avoir pas su tirer tout le parti possibles des extraordinaires prérogatives de leur corps : de son mystère sensoriel de corps. Elles n’ont pas été assez de leur monde, alors qu’elles avaient un ventre capable, avec son secret de genèse, d’être à lui seul ce monde. Dans leur crainte de devoir un jour cesser de séduire, on pourrait trouver, si l’on cherchait un peu, un malaise différent de l’appréhension de ne plus être aimées. Quelque chose comme le pressentiment prématuré d’un « avortement » de soi, de sa propre existence. Il faudrait les adjurer, celles-là, de croire qu’elles ont encore tout pour séduire.
Je finissais de retranscrire ces longs chapitres samedi soir quand soudain une tornade est venue tout dévaster, dans ma tête et dans la mémoire de mon ordinateur. Envolé tout çà, j’étais verte. Bien sûr j’aurai pu laisser tomber, ne pas les réécrire ici mais je trouve ces réflexions sur la vieillesse et la séduction intéressantes. Cette séduction par le corps alors improbable, impossible, devient la séduction par l’esprit – si on en a, comme dit l’auteur. J’ai lu ces pages après avoir vu une exposition de photos l'après-midi (c’est le Mai Photographies) qui, pour le coup, m’avait secouée pour ne pas dire écoeurée. L’artiste Marrie Bot – transgressant le tabou de l’érotique chez les vieillards - n’hésite pas à photographier des vieillards en couple dans des corps à corps intimes, à vous (me) donner envie de rester solitaire, même si l’angoisse de vieillir c’est aussi cela : vieillir dans la solitude. Même pas eu envie de prendre de photos, on peut les trouver sur Internet. A voir après le repas pour ne pas se couper l’appétit !
Je lis sur la brochure de l’expo : Marrie Bot – Timeless Love
Dix couples ordinaires âgés de 50 à 85 ans aux relations harmonieuses dévoilent à l’artiste leur érotisme au quotidien basé sur l’amour et l’affection.