jeudi 20 mai 2010

Féminaire suite

Ce livre me chavire, comme chaque livre lu de Marcel Moreau me chavire crescendo. Pourtant dans celui-ci c'est un écrivain plus poétique que je découvre, moins cru dans son verbe que dans Sacre de la femme ou Discours contre les entraves ou L'ivre livre. Il le dit lui-même dans un chapitre : "Comme j'ai changé..." : "Cela s'est fait en douce, au rythme, me semble-t-il, que m'imposait l'infrivolité croissante de mes rendez-vous avec l'amour.[...] Je ne pouvais avoir une perception nette de ce glissement du langage obscène au langage poétisé".
Mais le verbe est toujours aussi dansant, aussi passionné, aussi désirant. Ce nouveau chapitre extrait de Féminaire.

Lettre à une excisée

Les gens qui vous ont fait cela méritent-ils de vivre?
Des consciences disent que ce sont des barbares, mais est-ce assez ce mot, et est-ce assez de le dire?
Je pense à toi, petite fille dont l'adolescence commence à te faire corps dansant, les hanches habitées, et cette poitrine des fières qu'une cadence qui boude semble unir à un rythme qui ose.
Je pense à toi, belle jeunesse, à ce noir de ta main qui, lorsque tu passes, sème la bonne lumière. A ce noir de tes bras, de tes jambes qui, lorsque tu marches ou joues, se colore de fleurs imprévisibles.
Je pense à ta douce chair profanée, un jour de basse chirurgie. Je pense au jour où ton désir de femme pleurera sur ta blessure d'enfant la demi-mort de son plaisir. Je redoute qu'un jour un amant complet mais mufle ne promène sa luxure sur ton infirmité.
Et je me révolte. Je ne comprends pas cette horreur traditionnelle, et je la hais. Je hais ce crime de lèse-innocence, né dans l'esprit d'une idole ancienne et dévoyée, phallique et égoïste, répandant la croyance qu'une femme ne vaut que par la jouissance qu'elle dispense et par la fécondité qu'elle perpétue.
La nature avait pourtant bien fait les choses. elle avait dressé à l'entrée de ton ventre la preuve visible de ses promesses : cette merveille bourgeonnante qui ne s'ouvre qu'aux caresses, et éclôt à l'extase. Elle avait jugé que point ne serait trop pour toute la féminité du monde que d'ajouter à ses émois des ténèbres, et des entrailles, cette force source de vertige, palpable, sacrée et immédiatement adorable, elle.
On t'a volé cette source, on te l'a tarie. Et jamais chant, en te berçant, n'aura le génie qu'il faut pour que s'endorme avec toi le mal que l'on t'a fait.
Et voilà, mon inconnue jolie, que je ne sais plus où j'en suis du nom que je t'invente, pour m'entêter de lui, du visage que je te dessine, à ne pouvoir m'en détourner. Aujourd'hui, ma voix est un soupir qui se traîne en mon Afrique rêvée, restée primordiale. Mon soupir est à la recherche d'une grâce aux pieds nus et son secret de gloire interrompue. Et c'est toi. Aujourd'hui, ma tristesse est comme une encre qui n'aurait plus d'emploi. Et je file des mots qui ne remplaceront jamais l'amour que tu mérites de vivre. Un amour si grand, venant d'un homme si vaste et si nouveau qu'il saurait te causer des joies plus exquises qu'une folie, plus longue qu'un serment, plus hautes qu'une cicatrisation.
Lorsque moi, l'incrédule, je me mets à l'espérance, il faut me croire si je dis que cette espérance est vraie et qu'elle a un sens. Cette vérité, ce sens, c'est en ton droit au bonheur et à l'amour que je les dépose, en ce moment même et pour longtemps. Te savoir heureuse, à l'ombre d'une plénitude, c'est ma passion cachée et frémissante. personne, jusqu'ici, n'aurait pu s'en douter. Je pense à toi. Et à toutes tes soeurs en mutilation.


Je ne peux m'empêcher de penser à cette blessure...