lundi 17 mai 2010

J'ai fait le Tour du Monde aujourd'hui

Sur la route pour aller à Brest ce matin je vois sur mon compteur 22222 kms ! Amusant que mon regard se soit posé sur le compteur juste à ce moment-là.
Je suis passée au cimetière comme je le fais chaque année au mois de mai. Le ciel était clément et il y avait un petit zef breton. La corvée de nettoyage faite, je leur ai dit salut à mes chers disparus et à l’année prochaine ! C’est tout, je ne leur parle pas sur la tombe, je préfère leur parler ailleurs dans des endroits plus accueillants.

Enfin je suis attablée sur cette terrasse du Tour du Monde (propriétaire : Olivier de Kersauson) d’où l’on surplombe toute la rade, le port de plaisance, le pont de Plougastel et le nouveau pont d’Iroise. Magnifique.




Mes moules arrivent avec le petit (vraiment petit euh…) verre de Bandol rosé. Que je suis bien ! J’ai faim. C’est le petit plaisir que je m’offre pour agrémenter ce passage au cimetière et là j’ai vraiment de la chance avec le temps.


Puis je vais prendre un café en m’installant dans les fauteuils relax.


Il fait trop beau pour que je reprenne la route tout de suite, je vais aller prendre quelques photos au Moulin Blanc, pour retrouver quelques souvenirs d’enfance. Soudain j’aperçois une vieille femme au loin qui va vers la mer qui est très basse et qui s’enfonce de plus en plus dans la vase et là j’arrête de la prendre en photo, je me dis qu’elle a besoin d’aide. Au loin sur un bateau un homme lui fait des signes de ne plus avancer ; à côté de moi des touristes imperturbables la regardent, comme à un spectacle.




C’est là que mes pas m’ont mené vers elle. J’étais portée par les circonstances, sans me poser de questions : j’étais là au moment où cette femme allait peut-être être engloutie par la vase. J’ai fait le tour et me suis précipitée pour la rejoindre sur la plage. Personne ne s’en inquiétait, les touristes étaient repartis. Elle avait réussi à sortir de la vase, elle remontait vers moi, les jambes entièrement recouvertes de vase jusqu’en haut des cuisses et les bras jusqu’aux coudes, elle tremblait. Il y avait quelques personnes sur la jetée qui nous regardaient, personne n’a moufté. Belle et odieuse indifférence. Elle portait un gilet dont elle avait remonté les manches avec ses mains pleines de vase.
Je lui ai demandé si elle avait des vêtements, elle avait un maillot de bain sous son gilet et elle m’a montré un caddy avec une parka dessus. Elle était un peu hébétée mais me répondait correctement. Je lui ai dit de m’attendre près de son caddy, elle s’est assise (j’étais assez bouleversée) et je suis allée à la recherche d’un point d’eau et j’ai trouvé des toilettes avec un lavabo. Je suis retournée la chercher, je tirais son caddy, portais ses vêtements et ses bottes en caoutchouc. Nous marchions doucement, je lui demandais si elle n’avait pas trop mal aux pieds, elle ne se plaignait de rien et me regardait avec douceur. Je lui posais quelques questions, pensant qu’elle avait l’Alzheimer mais pas du tout. Elle venait d’avoir 90 ans me dit-elle et le soleil lui avait donné envie d’aller se baigner. 90 ans! j'étais surprise. Je lui ai demandé où elle habitait : « à la maison de retraite de XX ». C’était dans le quartier de mon enfance.
Arrivées au lavabo je l’ai trouvé très vive pour son grand âge ; elle nettoyait toute seule ses mains et ses bras vigoureusement sous le robinet mais la couche était épaisse. Il y avait un gant de toilette blanc et propre dans son caddy. J’ai commencé à lui nettoyer les jambes. Il aurait fallu un jet d’eau pour enlever cette couche épaisse. Je la regardais et je lui dis qu’elle ressemblait à ma mère, il aurait été plus juste de dire qu’elle me faisait penser à ma mère. Maman est morte à 73 ans (Alzheimer) et physiquement elle était moins bien que cette femme de 90 ans. La couche de vase sur les jambes et les pieds avait durcie et au gant ce n’était pas pratique. Je lui demandais si je ne lui faisais pas mal. Elle me dit que non. Elle voulait mettre un pied dans le lavabo mais il était trop haut. Elle insistait, alors je l’ai soutenue en la soulevant par derrière comme je pouvais et elle a réussi à mettre un pied dans le lavabo. Je n’avais pas assez de force pour la porter

J’ai eu pour elle des gestes que j’aurais pu avoir pour ma mère, ou ma tante. En la soutenant, sans pouvoir la soulever malgré son poids léger, je ne savais plus si c’était ma mère que je soulevais, ou moi que l’on soulevait, dans un avenir encore – je l’espère – lointain. Je me demandais si je ne rêvais pas, mais non, et ce n’était pas un cauchemar, c’était beau d’être là, ma vie avait enfin un sens aujourd’hui.
C’est étrange, je ne vais jamais sur la plage du Moulin Blanc les autres années, je reste sur le port de plaisance et fais la balade plutôt dans l’autre sens mais je pensais à quelqu’un qui m’en avait parlé récemment.
Après avoir nettoyé le plus gros pour qu’elle puisse se rhabiller – elle avait des sous-vêtements, un chemisier et un pantalon propre dans son caddy – je l’ai ramenée en voiture dans sa maison de retraite ; elle était venue en bus. Je lui ai dit que ce n’était pas prudent de venir seule à la plage et qu’il ne fallait plus qu’elle vienne se baigner à marée basse et seule. Elle m’a regardé avec une douceur inouïe en me disant : comment j’aurai fait sans vous.
Elle voulait m’offrir un café dans sa chambre mais je n’ai pas voulu y aller ; je l’ai laissé avec un jeune homme employé de la résidence. Elle m’a embrassé et je lui ai caressé les cheveux.

Je suis heureuse d’avoir pu faire cela aujourd’hui, tout le reste est vraiment sans importance.

Sur la route du retour j’étais en dehors du monde. Et le restaurant où j’ai déjeuné s’appelle Le Tour du Monde.



J’ai fait un grand voyage aujourd’hui… et j’ai vu le Yin et le Yang !



Cliquer sur les images pour agrandir.