"Je n'aime pas le 31 décembre. Ou plutôt je l'ignore, superbement. Je n'invite pas et décline les invitations. Je préfère la solitude. J'ai horreur de toutes les liesses, surtout les récurrentes. D'ailleurs, c'est simple, mes mots et moi, nous traversons, comme des amnésiques, tous les calendriers. Nos jours de fêtes sont d'une autre espèce. Ce qui les détermine c'est la rencontre d'une écriture ou d'une femme, du corps de l'une dans le corps de l'autre. Il n'y a pas d'almanach pour çà. Le calendrier est aussi la cause, chez mes semblables, de quelque accès de fièvre chronique, tournant autour du pont. Faire ou ne pas faire le pont, c'est la question qui hante tous les esprits, certains en tombent malades. Ils voudraient bien vivre de pont en pont, même quand ils ont le pont triste, désoeuvré. En général, dans nos sociétés, où les riches vies intérieures sont une rareté, les grands ponts s'écroulent sitôt qu'on les jette, ou qu'on les franchit. Ils ne relient à rien, sauf à l'Ennui.
Cela me semble terriblement suspect, une joie à date fixe, après quoi la quotidienneté revenue n'en est que plus pesante, ou misérable, jusqu'à la prochaine fois. (...) Les ponts sont sans cesse coupés entre le désir du corps et celui de l'esprit.
Jusqu'à présent, je ne vois que la puissance du langage qui soit en mesure de promettre à cet homme la "permanence de l'exception", pour peu que son corps soit habité par cette puissance."
Marcel Moreau, Une philosophie à coups de rein.
(De la danse du sens des mots dans la vie organique).