samedi 1 mai 2010

Ô Beckett, L'irlandais magnifique


En empruntant à la bibliothèque ce livre de Beckett je ne m'attendais pas à trouver cet humour incroyable, magnifique, je pourrais même dire cette dérision, pourtant je la connais cette dérision, pour avoir vu ses pièces de théâtre. Malone figé dans une chambre, gisant dans son lit en attendant sa mort prochaine m'avait laissé penser que j'allais devoir m'accrocher. Oh que non, je viens de finir Malone meurt et je vais acheter le suivant de la trilogie, L'innommable puisqu'ils ne l'ont pas à la bibliothèque. Quelle écriture, quelle richesse dans la réflexion, quelle poésie. Ce Macmann est sans doute aussi Malone... Cet extrait est un peu long mais ce n'est pourtant qu'un des passages succulents de ce livre. Tout n'est pas joyeux dans cet ouvrage : la vie, la mort, l'absurdité de la condition humaine mais c'est tellement ce que je ressens, comme sans doute chaque lecteur de Beckett.

"Cette première phase, celle du lit, fut caractérisée par l'évolution des rapports entre Macmann et sa gardienne. Il s'établit lentement entre eux une sorte d'intimité, qui les amena à un moment donné à coucher ensemble et à s'accoupler du mieux qu'ils le purent. Car étant donné leur âge et leur peu d'expérience de l'amour charnel, il était naturel qu'ils ne réussissent pas du premier coup à se donner l'impression d'être faits l'un pour l'autre. On voyait alors Macmann qui s'acharnait à faire rentrer son sexe dans celui de sa partenaire à la manière d'un oreiller dans une taie, en le pliant en deux et en l'y fourrant avec ses doigts. Mais loin de se décourager, se piquant au jeu, ils finirent bien, quoique d'une parfaite impuissance l'un et l'autre, par faire jaillir de leurs sèches et débiles étreintes une sorte de sombre volupté, en faisant appel à toutes les ressources de la peau, des muqueuses et de l'imagination. De sorte que Moll s'écriait, étant la plus expansive des deux (à cette époque), Que ne nous sommes-nous rencontrés il y a soixante ans! Mais avant d'en arriver là que de marivaudages, de frayeurs et de farouches attouchements, dont il importe seulement de retenir ceci, qu'ils firent entrevoir à Macmann ce que signifiait l'expression être deux. Il fit alors d'incontestables progrès dans l'exercice de la parole et apprit en peu de temps à placer aux bons endroits les oui, non, encore et assez qui entretiennent l'amitié. Il pénétra par la même occasion dans le monde enchanté de la lecture, car Moll lui écrivait des lettres enflammées et les lui remettaient en mains propres. [...] Pendant la lecture Moll se tenait un peu à l'écart, les yeux baissés, en se disant, Il en est là... là... là, et gardait cette attitude jusqu'à ce que le bruit de la feuille remise dans l'enveloppe lui annonçât qu'il avait finit. Elle se tournait alors vivement vers lui, à temps pour le voir qui portait la lettre à ses lèvres ou la pressait contre son coeur, autre souvenir de quatrième. Ensuite il la lui rendait et elle la mettait sous l'oreiller avec les autres qui s'y trouvaient déjà, arrangées par ordre chronologique et attachées avec une faveur. Ces lettres ne variaient guère quant à la forme et à la teneur, ce qui pour Macmann facilitait grandement les choses. Exemple. Chéri, il ne se passe pas un jour que je ne remercie Dieu, à genoux, de t'avoir trouvé, avant de mourir. Car nous mourrons bientôt tous les deux, cela tombe sous le sens. Que ce soit au même instant précis, c'est tout ce que je demande. D'ailleurs j'ai la clef de la pharmacie. Mais profitons d'abord de ce superbe couchant, inopiné pour en dire le moins, après la longue journée d'orage! N'es-tu pas de cet avis? Chéri! Que ne nous sommes-nous rencontrés il y a soixante-dix ans! Non, tout est pour le mieux, nous n'aurons pas le temps d'apprendre à nous abominer, de voir notre jeunesse s'en aller, de nous rappeler dans la nausée l'ancienne ivresse, de chercher chez les tiers, chacun pour soi, ce qu'ensemble nous ne pouvons plus, enfin bref de nous habituer l'un à l'autre. Il faut voir les choses comme elles sont, n'est-ce pas mon loulou? Quand tu me tiens dans tes bras, et moi toi dans les miens, ce n'est pas grand chose évidemment, par rapport aux frénésies de la jeunesse, et même de l'âge mur. Mais tout est relatif, c'est ce qu'il faut se dire, aux cerfs et aux biches leurs besoins et à nous les nôtres [...] Et pour n'avoir jamais servi, jamais compris, nous ne sommes pas sans fraîcheur ni innocence, à ce qu'il me semble. Conclusion, c'est pour nous enfin la saison des amours, profitons-en, il y a des poires qui ne mûrissent qu'en décembre. Pour ce qui est de la marche à suivre, remets-t'en à moi, nous ferons encore des choses étonnantes, tu verras. Quant au tête-bêche, je ne suis pas de ton avis, j'estime qu'il faut persévérer. Laisse-toi faire, tu m'en diras des nouvelles. Gros polisson, va! Ce sont tous ces os qui nous gênent, c'est un fait certain. Enfin, prenons-nous tels que nous sommes. Et surtout ne nous frappons pas, ce ne sont là que des amusettes. Pensons aux heures où, enlacés, las, dans le noir, nos coeurs peinant à l'unisson, nous entendons dire au vent ce que c'est que d'être dehors, la nuit, en hiver, et ce que c'est que d'avoir été ce que nous avons été, et sombrons ensemble dans un malheur sans nom, en nous serrant. Voilà ce qu'il faut voir. Courage donc vieux bébé poilu que j'adore, et gros baisers là où tu devines de ta Poupée Pompette."

Samuel Beckett, Malone Meurt, p. 143 à 147, éditions de Minuit, Collection "double".

"Quand tu me tiens dans tes bras, et moi toi dans les miens..."