Sur la route ce matin, en voiture.
- Je pense tout le temps. Je ne m'arrête jamais de penser. Tiens, là je pense que je suis encore en train de penser. Je pense que j'ai bien envie d'appuyer sur le champignon au lieu de regarder sans arrêt mon compteur pour voir si je ne dépasse pas le 110. Ce qu'ils m'emmerdent avec leur limitation de vitesse. Il n'y a pas un chat sur cette voix express. Allez, je pousse un peu, 135, oh va y avoir un radar, ralentissons. Vitesse de croisière, 115, faut pas que je m'endorme, moins je vais vite, moins je suis vigilante, eh oui bande de c...loches, c'est quand on va doucement qu'on a des accidents. Je pense à cette fois où je conduisais notre petite voiture neuve, tu étais à mes côtés, tu avais eu une permission de deux jours pour sortir de l'hôpital. Pareil, pas un chat sur l'autoroute. Elle roule bien me dis-tu; vitesse de croisière 150. Oui cette année-là (1985) il n'y avait pas encore de retrait de permis quand on roulait 20 au-dessus. J'ai envie de la monter encore un peu dis-je. Tu me regarde en souriant : vas-y ma mimine. Hop, 165. Je roule trop vite je lui dis et au même moment à peine quelques mètres plus loin, deux motards sifflent et nous font signe de nous arrêter. Putain, j'appuie à fond sur le frein et j'arrive à me garer en les dépassant largement sur le bas côté. J'ai pris conscience du temps qu'il fallait pour freiner à cette vitesse. Ni une ni deux, ils enfourchent leur BMW un devant un derrière en nous priant de les suivre. Nous empruntons une bretelle et arrivons sur une aire, la camionnette de la gendarmerie était là, bien planquée. J'avais le coeur qui tambourinait et les jambes tremblotantes. On va les amadouer me dis-je :
- mon mari a eu une permission de sortie etc... il est hospitalisé depuis des mois et on est trop content d'aller en Bretagne. Pas besoin de preuves, il avait les traits tirés mon aimé.
- et alors, ce n'est pas une raison pour vous tuer. 35 au-dessus c'est de l'inconscience.
- oui monsieur mais je ne me suis pas rendue compte que je roulais si vite.
- c'est la vie des autres que vous mettez en danger.
- oui monsieur mais il n'y avait personne sur la route.(tsss!)
- papiers et tout le toutim. Rien amadoué du tout mais on a pu reprendre la route. Pas d'amende à payer tout de suite, vous serez convoqué au tribunal. L'amende est tombée deux ans après!!! et toi tu n'étais plus là...
Depuis, je fais gaffe quand même mais j'adore la vitesse.
Je pense, je continue de penser.
On peut devenir dingue à penser tout le temps. Penser c'est l'activité du solitaire. Forcément. A deux, pas le temps de penser et à plusieurs encore moins.
Tiens, je vais peut-être écrire cela dans mon billet aujourd'hui...
J'allume la radio : France Inter, il est 10 h 50 et c'est le moment où l'invité de l'émission (éclektic) reste seul avec le micro et doit parler pendant une minute de ce qui lui passe par la tête. Lui c'est Nicolas Philibert.
"Ah voilà, elle est partie, il va falloir que je parle. Je vois des gens dans la rue parfois qui parlent tout seul ou en conduisant, est-ce qu'ils s'en rendent compte? Çà me fait toujours un peu rire mais peut-être que je fais pareil. Ah la voilà. Quand vous êtes partie je me suis trouvé un peu dans le vide, j'ai pas affronté ce vide comme j'aurai dû..."
C'est drôle d'entendre cela juste maintenant, au moment où je me parle toute seule, intérieurement.
Une heure plus tard, j'arrive à ma destination.
Sur la route ce soir, au retour.
Je reprends mon monologue.
- Pas eu le temps de penser avec eux. Retrouvailles. Embrassades. Oui j'ai fait une bonne route, il n'y avait personne. Je le regarde. Il a l'air moins fatigué que la dernière fois, pourtant une nouvelle tuile vient de lui tomber dessus. Il en parle, avec philosophie. Apéritif, déjeuner, balade sur la Côte Sauvage. Le vent est vif et frisquet. On ne parle plus. Chacun dans ses pensées. Je le regarde. Oui il pense aussi et je sens que ses pensées ne sont plus philosophiques. La philosophie çà aide à vivre dit-on mais là, lui, il s'en fout de la philosophie. Il a un gros crabe qui recommence à faire des petits et c'est pas Socrate qui va lui refiler son énergie.
Mes pensées au retour sont pour lui et pour elle.
Je pense donc je suis. Ô comme je pense, ô comme je suis... vivante.