vendredi 23 juillet 2010

La fourrure de la truite

J’étais aussi un excellent marcheur, oh oui, que oui, ho ho, chantonnais-je en marchant pour revenir chez moi. En mon for intérieur je dis toujours « marcher », jamais « aller », ni « me promener, ni « me balader » : marcher, j’étais un marcheur, j’avais même été démarcheur, démarcheur de dépêches, je veux dire, à l’armée, quand j’étais estafette. Oh oui, que oui, ho ho, chantonnais-je, comme si j’étais joyeux et béatement satisfait de la marche des choses. Tout suit sa marche, voilà encore une de ces pensées magiques qu’il faudrait inscrire dans un cadre doré et suspendre dans une église, pour qu’on puisse s’agenouiller devant, ho oui, que oui, ho ho. Etais-je satisfait de la marche des choses ? La question n’est pas là, ce n’est nullement la question, chère Ghislaine, dis-je en pensée, et je levai doctement l’index, en pensée toujours, pour qu’elle m’écoute bien.
Page 93.
[…]
Où diriger mes pas ? pensai-je entre guillemets. La journée est encore jeune point d’exclamation, comme on dit dans mon pays. Jeune, la journée, à neuf heures quarante-cinq ? Voyons : elle dure exactement vingt quatre heures, en comptant la nuit. Elle commence à minuit, progresse plus ou moins invisiblement, car dans le noir jusqu’au lever du soleil, passent discrètement l’heure ou les employés entrent en masse au bureau et celle de l’ouverture des magasins. Oh que oui. Quant à dire si, à dix heures moins le quart, elle est jeune ou adolescente virgule c’est une question de goût. Sa jeunesse, c’est vrai, se mesure également d’après le niveau sonore. Pour l’instant celui-ci, rue Custine était plutôt bas, inférieur à la moyenne. Point d’exclamation. Ou points de suspension ?
Alors, où porter mes pas ? Tirer un trait sur le sentiment perdu et non retrouvé fut l’affaire d’un instant. Fini. Je m’engouffrai dans une impasse, tout en veillant bien à prendre l’air incognito, ce que je pouvais parfaitement faire, moi, sans fausse moustache.
Page 105.


Paul Nizon, La fourrure de la truite, éditions Acte Sud 2006.

J’ai beaucoup aimé ce livre de Paul Nizon, comme les précédents, et je dédie ces extraits au Vagabond, oh oui, que oui, ho ho, point d'exclamation. Bien sûr, il est insolent de ma part de les sortir ainsi de leur contexte mais pour mieux comprendre le narrateur, on peut écouter ici l'auteur parler de son livre.