vendredi 2 juillet 2010

Chien, Confession à midi

Je n'avance pas vite en ce moment dans mes lectures, prise par d'autres occupations de l'esprit. J'ai fermé les yeux cette nuit, tard, sur ces pages.

Ce qui m'est arrivé ensuite ne peut être dit par des mots. Une rencontre, une nuit, une nuit d'amour. Quel était cet ébranlement? Ne pas supporter la pluie d'étoiles de ses yeux et le phare de l'amour lançant vers moi sa lumière chaude. S'enfoncer dans une vague de tendresse qui appelait toujours de nouvelles vagues. Reconnaître la beauté de ce visage, que ce corps fût le corps de toutes les femmes ensemble, le corps de la féminité et que ce corps s'offrît à moi, et l'étreindre et le sentir, vouloir faire un avec lui, pour toujours, que la blancheur de la peau révélât la beauté de la nudité comme dans l'Antiquité, et disparaître dans ce corps qui était l'arbre généalogique de tous les hommes, de l'humanité, et être submergé par le sentiment bouleversant qu'elle m'avait engendré et ne plus savoir ce qui m'arrivait, ne pas parvenir à le saisir, ne pas pouvoir saisir cet amour, y croire, et le lendemain n'avoir d'autre idée que de retourner vers cette femme avec une pluie d'étoiles dans les yeux, retourner vers ce corps d'où venait toute vie, retourner et sentir le doute s'insinuer, se demander si je ne rêvais pas, et de moins en moins oser croire que c'est enfin par elle que j'étais devenu homme, ne pas oser croire à ce miracle
parce que ce qui venait de m'arriver commençait à grandir en moi comme une fleur avec des pousses et des ramifications délicates, et la fleur répandait un tel parfum en moi que j'étais saisi par cette senteur, j'appelai cette fleur et l'aimée cachée derrière cette fleur une chimère, je voulais la bannir, l'effacer et retourner vers la femme et son corps si blanc
mais comment une femme venue à ma rencontre par les chemins du réel aurait-elle pu concurrencer l'image de l'aimée à l'intérieur de moi, chimère agrandie aux dimensions de l'imago, j'étais assoiffée de la vivante, et l'image devint une sorte de tumeur cancéreuse qui commença à me ronger de l'intérieur
où étais-je? J'errai sans but et n'y retournai pas, par peur de la rencontre qui ne pouvait être que décevante.
Une rencontre amoureuse, une nuit d'amour, un ébranlement, je n'ai pas de mots, chose impossible à penser, simplement partir, fuir. Je ne sais pas ce qui m'a fait dévier à l'époque, il y a longtemps, comment le pourrais-je d'ailleurs, je n'ai pas de mots, comment les mots, la seule fois où l'amour me toucha en plein coeur, comment pourraient-ils sortir de quelqu'un comme moi qui passe son temps dans la rue, qui fait le guet, sujet dépravé, vagabond devant lequel les gens font un détour en regard ailleurs, un intouchable. Chien, au secours! Je passe dans les rues, me plante au coin des rues.


Paul Nizon, Chien, Confession à midi, p. 62 - 63 - 64.

La lecture, ce moment divin, seul à seul avec les mots qui parfois nous caressent ou nous transpercent.