mercredi 2 juin 2010

LES MOTS

En écoutant les émissions sur Jean-Paul Sartre cette semaine dans les NCC, j'ai eu envie de relire Les Mots. Mon édition Gallimard, Collection Blanche de 1964 a jauni mais ce qui est à l'intérieur de ce livre n'a pas vieilli du tout et est absolument à lire, relire. La seule autobiographie de l'auteur. Ce livre lui valut le Prix Nobel, qu'il refusât. Je suis une inconditionnelle de cet écrivain-philosophe, qui accompagna mes lectures de jeune fille lorsque j'étais étudiante; j'étais alors la rebelle éprise de liberté qui fut conquise par la lecture des trois tomes des Chemins de la liberté. Ensuite, l'intérêt que je portais à cet homme, à ses engagements -même s'il fut controversé - ne m'a jamais quitté ni, bien sûr, celui que je portais à Simone de Beauvoir et à ses ouvrages.
Ce couple est pour moi mythique, lié par un amour nécessaire et contingent - que j'admire mais que j'aurais été (et serais) incapable de vivre.
"En 1924, Sartre est reçu 7ème à l'École Normale Supérieure de la rue d'Ulm où il restera 4 ans. En 1928, il subit un premier échec à l'agrégation de philosophie. En juillet de l'année suivante, il rencontre Simone de Beauvoir, avec qui il prépare l'oral de l'agrégation. Ils sont tous deux reçus, Sartre à la première place, Simone de Beauvoir à la seconde. Le sujet était " liberté et contingence ". Ils ne se quitteront plus. C'est dans ces années que Sartre côtoie Paul Nizan et Raymond Aron."
“L’homme n’est rien d’autre que son projet , il n’existe que dans la mesure où il se réalise, il n’est donc rien d’autre que l’ensemble de ses actes, rien d’autre que sa vie.”


Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir devant la statue de Balzac vers 1920
J'avais oublié à quel point Les Mots était un livre magnifique, intemporel et je crois bien qu'il me touche, qu'il m'atteint encore plus aujourd'hui qu'il y a... hum (j'hésite j'ai dû le lire en 1968). En quarante ans mes goûts littéraires se sont affinés et ma perception est plus aiguë. Je ressens l'écriture différemment. A cette époque je commençais seulement de m'intéresser à la littérature, j'avais découvert Les mémoires d'une jeune fille rangée et Simone de Beauvoir devint mon icône.
Les Mots se compose de deux parties : 1. Lire, 2. Ecrire. Le récit recouvre son enfance de 4 à 11 ans. Quelques extraits.

Je ne savais pas encore lire mais j'étais assez snob pour exiger d'avoir mes livres. Mon grand-père se rendit chez son coquin d'éditeur et se fit donner Les Contes du poète Maurice Bouchor, récits tirés du folklore et mis au goût de l'enfance par un homme qui avait gardé, disait-il, des yeux d'enfant. Je voulus commencer sur l'heure les cérémonies d'appropriation. Je pris les deux petits volumes, je les flairai, je les palpai, les ouvris négligemment "à la bonne page" en les faisant craquer. En vain : je n'avais pas le sentiment de les posséder. J'essayai sans plus de succès de les traiter en poupées, de les bercer, de les embrasser, de les battre. Au bord des larmes, je finis par les poser sur les genoux de ma mère. Elle leva les yeux de son ouvrage : "Que veux-tu que je te lise mon chéri? Les Fées?" Je demandais, incrédule : "Les Fées, c'est là-dedans?" Cette histoire m'était familière : ma mère me la racontait souvent, quand elle me débarbouillait, en s'interrompant pour me frictionner à l'eau de Cologne, pour ramasser, sous la baignoire, le savon qui lui avait glissé des mains et j'écoutais distraitement le récit trop connu; je n'avais d'yeux que pour Anne-Marie, cette jeune fille de tous mes matins; je n'avais d'oreilles que pour sa voix troublée par la servitude; je me plaisais à ses phrases inachevées, à ses mots toujours en retard, à sa brusque assurance, vivement défaite et qui se tournait en déroute pour disparaître dans un effilochement mélodieux et se recomposer après un silence.[...] Tout le temps qu'elle parlait nous étions seuls et clandestins, loin des hommes, des dieux et des prêtres, deux biches au bois, avec ces autres biches, les Fées; je n'arrivais pas à croire qu'on eût composé tout un livre pour y faire figurer cet épisode de notre vie profane, qui sentait le savon et l'eau de Cologne.

Lire, pages 33 - 34.

Il y a plus de vingt ans, un soir qu'il traversait la place d'Italie, Giacometti fut renversé par une auto. Blessé, la jambe tordue, dans l'évanouissement lucide où il était tombé il ressentit d'abord une espèce de joie : "Enfin quelque chose m'arrive!" Je connais son radicalisme : il attendait le pire; cette vie qu'il aimait au point de n'en souhaiter aucune autre, elle était bousculée, brisée peut-être par la stupide violence du hasard : "Donc, se disait-il, je n'étais pas fait pour sculpter, pas même pour vivre; je n'étais fait pour rien." Ce qui l'exaltait c'était l'ordre menaçant des causes tout à coup démasqué et de fixer sur les lumières de la ville, sur les hommes, sur son propre corps plaqué dans la boue le regard pétrifiant d'un cataclysme : pour un sculpteur le règne minéral n'est jamais loin. J'admire cette volonté de tout accueillir. Si l'on aime les surprises il faut les aimer jusque-là, jusqu'à ces rares fulgurations qui révèlent aux amateurs que la terre n'est pas faite pour eux.

Ecrire, page 193.

Ce que j'aime en ma folie, c'est qu'elle m'a protégé, du premier jour, contre les séductions de "l'élite" : jamais je ne me suis cru l'heureux propriétaire d'un "talent" : ma seule affaire était de me sauver - rien dans les mains, rien dans les poches - par le travail et la foi. Du coup ma pure option ne m'élevait au-dessus de personne : sans équipement, sans outillage je me suis mis tout entier à l'oeuvre pour me sauver tout entier. Si je range l'impossible Salut au magasin des accessoires, que reste-t-il? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui.

Ecrire, pages 212 - 213 (c'est le dernier paragraphe des Mots)