Non vraiment, je n’y arrive pas. Je laisse tomber ce roman en cours et l’envie me prend de relire - du moins quelques pages - La force des choses I.
Chapitre premier
Nous étions libérés. Dans les rues, les enfants chantaient :
Nous ne les verrons plus
C’est fini, ils sont foutus.
Et je me répétais : c’est fini, c’est fini. C’est fini : tout commence. […] De nouveau, je flânai après minuit dans la douceur de septembre ; les bistrots fermaient de bonne heure, mais quand nous quittions la terrasse de la Rhumerie ou ce petit enfer rouge et fumeux, le Montana, nous avions les trottoirs, les bancs, les chaussées. Il restait des tireurs sur les toits et je m’assombrissais quand je devinais au-dessus de ma tête cette haine aux aguets ; […]. La peur retrouvait en moi une place encore toute chaude. Mais la joie la balayait vite. Jour et nuit avec nos amis, causant, buvant, flânant, riant, nous fêtions notre délivrance. Et tous ceux qui la célébraient comme nous devenaient, proches ou lointains, nos amis. Quelle débauche de fraternité ! Les ténèbres qui avaient enfermé la France explosaient.
Pages 13-14.
[…]
Je savais à présent que mon sort était lié à celui de tous : la liberté, l’oppression, le bonheur et la peine des hommes me concernaient intimement. Mais j’ai dit que je n’avais pas d’ambition philosophique ; Sartre avait esquissé dans L’Être et le Néant et comptait poursuivre une description totalitaire de l’existence dont la valeur dépendait de sa propre situation.
Page 15.
[…]
Je retrouvais avec émotion les anciens visages ; il y en eut de nouveaux. Camus nous fit connaître le père Bruckberger, aumônier des F.F.I. qui venait de tourner avec Bresson Les Anges du péché ; il jouait les bons vivants ; il s’asseyait en robe blanche à la Rhumerie, fumant la pipe, buvant du punch, parlant dru. […] Romain Gary aussi nous raconta des histoires, un soir sur la terrasse de la Rhumerie. A un cocktail donné par Les Lettres françaises, j’aperçus Elsa Triolet et Aragon. L’écrivain communiste que nous rencontrions le plus volontiers, c’était Ponge ; il parlait, comme il écrivait, par petites touches, avec beaucoup de malice et quelque complaisance.
Page 22.
[…]
Matériellement, la situation avait empirée depuis l’année passée. […] Quand vinrent les froids, Sartre portait une vieille canadienne qui perdait ses poils. […] Depuis ma chute de bicyclette, une dent me manquait, le trou était visible et je ne songeais pas à le faire combler : à quoi bon ? De toute façon, j’étais vieille, j’avais trente-six ans ; il n’entrait aucune amertume dans cette constatation […] j’étais le cadet de mes soucis.
A cause de cette pénurie, il ne se passait pas grand-chose dans le domaine de la littérature, des arts, des spectacles. Cependant les organisateurs du Salon d’Automne* en firent une grande manifestation culturelle : une rétrospective de la peinture d’avant-guerre. […] Toute une section était consacrée à Picasso ; nous lui rendions assez souvent visite, nous connaissions ses plus récents tableaux, mais là, toute l’œuvre de ces dernières années étaient rassemblées. Il y avait de belles toiles de Braque, Marquet, Matisse, Dufy, Gromaire, Villon, et l’étonnant Job de Francis Guber ; des surréalistes aussi exposaient : Dominguez, Masson, Miro, Max Ernst. Fidèle au Salon d’Automne, la bourgeoisie afflua, mais cette fois, on ne lui offrait pas son habituelle pâture : devant les Picasso, elle ricana.
[…]
Peu de livres paraissaient ; je m’ennuyai sur l’Aurélien d’Aragon, et non moins sur Les Noyers d’Altenburg, publié en Suisse un an plus tôt et qui avait fait dire au vieux Groethuysen : "Malraux est en pleine possession de ses défauts."
Pages 24-25.
[…]
J’avais espéré que les réveillons de fin d’année ressusciteraient la gaieté des fiestas mais, le 24 décembre, l’offensive allemande venait tout juste d’être stoppée, il restait de l’angoisse dans l’air. […] La Saint-Sylvestre nous l’avons fêtée chez Camus qui occupait rue Vanneau l’appartement de Gide ; il y avait un trapèze et un piano. Tout de suite après la libération, Francine Camus était arrivée d’Afrique, très blonde, très fraîche, belle dans son tailleur bleu ardoise ; mais nous ne l’avions pas souvent rencontrée ; plusieurs des invités nous étaient inconnus. Camus nous en désigna un qui n’avait pas articulé un mot de la soirée : "C’est lui, nous dit-il, qui a servi de modèle à L’Étranger." Pour nous, la réunion manquait d’intimité. Une jeune femme m’avait acculée dans un coin et m’accusait d’un ton vindicatif : "Vous ne croyez pas à l’amour !" Vers deux heures du matin Francine joua du Bach. Personne ne but beaucoup sauf Sartre, persuadé que cette soirée ressemblait à celles d’autrefois et bientôt trop égayé par l’alcool pour remarquer la différence.
Pages 32-33.
Simone de Beauvoir, La force des choses I, éditions Gallimard, 1963.
Je viens de relire les premières pages de ce livre dont j’ai tiré ces quelques extraits. Je me souviens l’avoir lu en 1964, après Les Mémoires d’une jeune fille rangée mais avant La Force de l’âge qui, pourtant parut avant. Je ne m’étonne pas aujourd’hui de la ferveur et l’enthousiasme qui m’animaient lors de ma découverte de Simone de Beauvoir. Je ne vivais pas encore à Paris quand je lisais Les Mémoires… en 1960, mais je rêvais de marcher sur ses pas ; je n’ai eu de cesse ensuite de lire ses ouvrages et quelques-uns de Sartre, de Camus mais aussi des auteurs qui l’enthousiasmaient et qui donc ne pouvaient que me plaire aussi, comme Violette Leduc, Henry Miller. Je suis arrivée à Paris en 1964, je venais de lire La force des choses et le Quartier Latin fut mon fief ! En quelque sorte, j’avais réalisé mon rêve puisque deux ans plus tard, je faisais un stage (de deux ans) rue Saint Jacques, non loin de la Sorbonne.
* En lisant cette liste d’artistes, je ne savais pas qu’un jour je te rencontrerai et que chaque année tu ferais partie des privilégiés qui pouvaient exposer gratuitement une ou deux œuvres au Grand Palais, ce qui n’était pas une mince affaire, vu les vieux grincheux sociétaires qui présidaient le Salon d’Automne dans les années 80.
Chapitre premier
Nous étions libérés. Dans les rues, les enfants chantaient :
Nous ne les verrons plus
C’est fini, ils sont foutus.
Et je me répétais : c’est fini, c’est fini. C’est fini : tout commence. […] De nouveau, je flânai après minuit dans la douceur de septembre ; les bistrots fermaient de bonne heure, mais quand nous quittions la terrasse de la Rhumerie ou ce petit enfer rouge et fumeux, le Montana, nous avions les trottoirs, les bancs, les chaussées. Il restait des tireurs sur les toits et je m’assombrissais quand je devinais au-dessus de ma tête cette haine aux aguets ; […]. La peur retrouvait en moi une place encore toute chaude. Mais la joie la balayait vite. Jour et nuit avec nos amis, causant, buvant, flânant, riant, nous fêtions notre délivrance. Et tous ceux qui la célébraient comme nous devenaient, proches ou lointains, nos amis. Quelle débauche de fraternité ! Les ténèbres qui avaient enfermé la France explosaient.
Pages 13-14.
[…]
Je savais à présent que mon sort était lié à celui de tous : la liberté, l’oppression, le bonheur et la peine des hommes me concernaient intimement. Mais j’ai dit que je n’avais pas d’ambition philosophique ; Sartre avait esquissé dans L’Être et le Néant et comptait poursuivre une description totalitaire de l’existence dont la valeur dépendait de sa propre situation.
Page 15.
[…]
Je retrouvais avec émotion les anciens visages ; il y en eut de nouveaux. Camus nous fit connaître le père Bruckberger, aumônier des F.F.I. qui venait de tourner avec Bresson Les Anges du péché ; il jouait les bons vivants ; il s’asseyait en robe blanche à la Rhumerie, fumant la pipe, buvant du punch, parlant dru. […] Romain Gary aussi nous raconta des histoires, un soir sur la terrasse de la Rhumerie. A un cocktail donné par Les Lettres françaises, j’aperçus Elsa Triolet et Aragon. L’écrivain communiste que nous rencontrions le plus volontiers, c’était Ponge ; il parlait, comme il écrivait, par petites touches, avec beaucoup de malice et quelque complaisance.
Page 22.
[…]
Matériellement, la situation avait empirée depuis l’année passée. […] Quand vinrent les froids, Sartre portait une vieille canadienne qui perdait ses poils. […] Depuis ma chute de bicyclette, une dent me manquait, le trou était visible et je ne songeais pas à le faire combler : à quoi bon ? De toute façon, j’étais vieille, j’avais trente-six ans ; il n’entrait aucune amertume dans cette constatation […] j’étais le cadet de mes soucis.
A cause de cette pénurie, il ne se passait pas grand-chose dans le domaine de la littérature, des arts, des spectacles. Cependant les organisateurs du Salon d’Automne* en firent une grande manifestation culturelle : une rétrospective de la peinture d’avant-guerre. […] Toute une section était consacrée à Picasso ; nous lui rendions assez souvent visite, nous connaissions ses plus récents tableaux, mais là, toute l’œuvre de ces dernières années étaient rassemblées. Il y avait de belles toiles de Braque, Marquet, Matisse, Dufy, Gromaire, Villon, et l’étonnant Job de Francis Guber ; des surréalistes aussi exposaient : Dominguez, Masson, Miro, Max Ernst. Fidèle au Salon d’Automne, la bourgeoisie afflua, mais cette fois, on ne lui offrait pas son habituelle pâture : devant les Picasso, elle ricana.
[…]
Peu de livres paraissaient ; je m’ennuyai sur l’Aurélien d’Aragon, et non moins sur Les Noyers d’Altenburg, publié en Suisse un an plus tôt et qui avait fait dire au vieux Groethuysen : "Malraux est en pleine possession de ses défauts."
Pages 24-25.
[…]
J’avais espéré que les réveillons de fin d’année ressusciteraient la gaieté des fiestas mais, le 24 décembre, l’offensive allemande venait tout juste d’être stoppée, il restait de l’angoisse dans l’air. […] La Saint-Sylvestre nous l’avons fêtée chez Camus qui occupait rue Vanneau l’appartement de Gide ; il y avait un trapèze et un piano. Tout de suite après la libération, Francine Camus était arrivée d’Afrique, très blonde, très fraîche, belle dans son tailleur bleu ardoise ; mais nous ne l’avions pas souvent rencontrée ; plusieurs des invités nous étaient inconnus. Camus nous en désigna un qui n’avait pas articulé un mot de la soirée : "C’est lui, nous dit-il, qui a servi de modèle à L’Étranger." Pour nous, la réunion manquait d’intimité. Une jeune femme m’avait acculée dans un coin et m’accusait d’un ton vindicatif : "Vous ne croyez pas à l’amour !" Vers deux heures du matin Francine joua du Bach. Personne ne but beaucoup sauf Sartre, persuadé que cette soirée ressemblait à celles d’autrefois et bientôt trop égayé par l’alcool pour remarquer la différence.
Pages 32-33.
Simone de Beauvoir, La force des choses I, éditions Gallimard, 1963.
Je viens de relire les premières pages de ce livre dont j’ai tiré ces quelques extraits. Je me souviens l’avoir lu en 1964, après Les Mémoires d’une jeune fille rangée mais avant La Force de l’âge qui, pourtant parut avant. Je ne m’étonne pas aujourd’hui de la ferveur et l’enthousiasme qui m’animaient lors de ma découverte de Simone de Beauvoir. Je ne vivais pas encore à Paris quand je lisais Les Mémoires… en 1960, mais je rêvais de marcher sur ses pas ; je n’ai eu de cesse ensuite de lire ses ouvrages et quelques-uns de Sartre, de Camus mais aussi des auteurs qui l’enthousiasmaient et qui donc ne pouvaient que me plaire aussi, comme Violette Leduc, Henry Miller. Je suis arrivée à Paris en 1964, je venais de lire La force des choses et le Quartier Latin fut mon fief ! En quelque sorte, j’avais réalisé mon rêve puisque deux ans plus tard, je faisais un stage (de deux ans) rue Saint Jacques, non loin de la Sorbonne.
* En lisant cette liste d’artistes, je ne savais pas qu’un jour je te rencontrerai et que chaque année tu ferais partie des privilégiés qui pouvaient exposer gratuitement une ou deux œuvres au Grand Palais, ce qui n’était pas une mince affaire, vu les vieux grincheux sociétaires qui présidaient le Salon d’Automne dans les années 80.