dimanche 31 octobre 2010

Gros-Câlin

Une après-midi de Gros-Câlin c’est encore une après-midi de solitude exacerbée mais ponctuée de quelques fous-rires, de ces fous-rires qui nous prennent quand on est en plein désarroi ! Parler de la solitude sur le ton de la dérision, il sait le faire Monsieur Cousin avec son langage de simplet. Extraits.

"Le lendemain, j’ai couru au bureau une heure plus tôt… […]
En revenant, comme d’habitude, je suis allé m’asseoir à côté d’un homme bien, qui m’inspirait confiance en moi-même. Il parut mal à l’aise, le wagon était à moitié vide et il m’a dit :
- Vous ne pourriez pas vous asseoir ailleurs, il y a pourtant de la place ?
C’est la gêne, à cause du contact humain.
Une fois, c’était même drôle, nous sommes entrés ensemble un monsieur bien et moi dans un wagon pour Vincennes complètement vide, et nous nous sommes assis l’un à côté de l’autre sur la banquette. On a tenu le coup un moment puis on s’est levé en même temps et on est allé s’asseoir sur des banquettes séparées. C’est l’angoisse. J’ai consulté un spécialiste, le docteur Porade, qui me dit que c’était normal de se sentir seul dans une grande agglomération, lorsqu’on a dix millions de personnes qui vivent autour de vous. J’ai lu qu’à New York, il y a un service téléphonique qui vous répond lorsque vous commencez à vous demander si vous êtes là, une voix de femme qui vous parle et vous rassure et vous encourage à continuer, mais à Paris, non seulement les P & T ne vous parlent pas quand vous décrochez, mais vous n’avez même pas la tonalité. Ils vous disent la vérité ces salauds-là, comme ça, froidement, vous n’avez pas de tonalité, rien, et ils font même campagne contre les bordels, à cause de la dignité humaine, qui est apparemment une affaire de cul. C’est la politique de la grandeur qui veut ça
.
Pages 72-73.

J’ai commencé à m’intéresser aux nombres, pour me sentir moins seul. A quatorze ans, je passais des nuits blanches à compter jusqu’à des millions, dans l’espoir de rencontrer quelqu’un, dans le tas. J’ai fini dans les statistiques. On disait que j’étais doué pour les grands nombres, j’ai voulu m’habituer, vaincre l’angoisse, et les statistiques, ça prépare, ça accoutume. C’est comme ça que madame Niatte m’a surpris un jour debout au milieu de mon habitat, à me serrer dans mes bras tout seul, à m’embrasser, à me bercer presque, c’est une habitude d’enfant, je sais bien et j’ai un peu honte.
Page 77.

Je puis en tout cas assurer l’amateur éclairé qui hésite encore à acquérir un python que je n’ai aucun drame d’"incommunicabilité" avec Gros-Câlin. Lorsqu’on est bien ensemble, on n’a aucun besoin de se mentir, de se rassurer. Je dirais même que l’on reconnaît le bonheur au silence. Lorsque la communion est vraie et entière, sans frimes, seul le silence peut l’exprimer.
[…]
Les lits m’ont toujours posé des problèmes. S’ils sont étroits, pour une seule personne, ils vous foutent dehors, en quelque sorte, ils vous coupent vos efforts d’imagination. Ça fait I, sans ambages, sans ménagement. "T’es seul, mon vieux, et tu sais bien que tu le resteras." Je préfère donc les lits à deux places, qui s’ouvrent sur l’avenir, mais c’est là que se présente l’autre côté du dilemme. Les dilemmes sont tous des peaux de cochon, soit dit en passant, j’en ai pas connu d’aimables. Car avec un lit pour deux chaque soir, et toute la journée du samedi et du dimanche, on se sent encore plus seul que dans un lit pour un, qui vous donne au moins une excuse d’être seul. La solitude du python à Paris vous apparaît alors dans toute sa mesure et se met à grandir et à grandir. Seul dans un lit pour deux, même avec un python enroulé autour de vous, c’est l’angoisse, malgré toutes les sirènes d’alarme, les polices-secours, les voitures de pompiers, ambulances et états d’urgence, dehors, qui vous font croire que quelqu’un s’occupe de quelqu’un. Une personne livrée à elle-même sous les toits de Paris, c’est ce qu’on appelle les sévices sociaux. Lorsque cela m’arrivait, je m’habillais, je mettais mon manteau, qui a une présence chaleureuse avec manches, et j’allais me promener dans les rues en cherchant des amoureux dans les portes cochères. C’était avant la Tour Montparnasse.
J’ai fini quand même par acheter un lit à deux places, à cause de Mlle Dreyfus.
[…]
Bien sûr, il m’arrivait parfois, en rentrant à la maison, de m’adresser à haute voix au fauteuil, à la cafetière, à ma pipe, c’est un truc innocent que beaucoup de gens pratiquent, par hygiène mentale. C'est l’interpellation, l’interrogation que l’on lance à l’océan, à l’univers, ou à une paire de pantoufles, selon les goûts et la nature de chacun, mais ce n’est pas le dialogue. Ça répond pas, ça fait flasque, sans écho, rien. Il n’y a pas de réponse. Il faut le dialogue."

Pages 107-108-109.

Romain Gary (Emile AJar), Gros-Câlin éditions Mercure de France.