Dimanche 9 décembre 1928.
Je dors tard. Une lettre de Zaza m’éveille ; elle s’ouvre au monde et j’en suis ravie. Je traverse le froid du Luxembourg où pour la première fois une gelée blanche couvre le gazon, pour aller chez Josée, charmante. Charlotte vient déjeuner ; sentiment complexe d’affection, de défiance, de tristesse. Toutes trois, Josée que nous avons été chercher, Charlotte et moi, allons jusqu’à l’avenue Bosquet où nous déposons Charlotte, puis nous prenons le 43 pour aller à Neuilly, dans une crèmerie vide nous goûtons. Nous parlons, si bien qu’à pied nous montons à l’Étoile et là nous prenons le 43 jusqu’à Montparnasse. Au bar de la Rotonde, devant un porto, nous causons jusqu’à ce que la nuit nous chasse ; nous causons… Oh ! intensité de ces heures. La musique de jazz du dancing parvient jusqu’aux verres posés sur la table, près de la fenêtre que des rideaux à carreaux séparent du boulevard Raspail ; nous nous sentons l’une à l’autre accordées, inexprimablement, dans un même gonflement du cœur défaillant sous ces moments trop lourds. Elle me parle de sa voix nette et réfléchie qui cherche lentement les mots les plus vrais ; je sens toute la différence de sa solitude, de sa tristesse défiante à ce qu’elle appelle "mon imagination triomphante", de sa dépendance à l’égard des êtres, de la gratuité du don que je leur fais, de ma force qui va au-delà d’eux – mais si nos sentiments sont différents, presque opposés, leur sincérité, leur force, plus forte que nous, nous fait l’une à l’autre transparentes. Je lui parle de moi, de Jacques, qui est là, là assis à chacune des tables et debout devant le bar aussi… elle me parle de Merleau-Ponty, et qu’un être soit en vous si fort que rien n’est plus au monde… et que simplement parce qu’il recevra ce qui ne trouve aucune expression, il semblera que tout soit exprimé pour tous, que tout sera, tout soit sauvé. Et aussi que ce soit parfois ce désir de tendresse si simple : de prendre une tête entre deux mains, sans rien dire, sans rien dire… Elle s’analyse avec tant de lucidité, de sincérité et d’émotion qu’elle me rend sensible le goût que peut avoir pour elle chaque instant du monde. Quelque chose est là, fort comme la mort. Et ne pouvoir jamais vouloir que l’impossible avec cette certitude de ne pas l’obtenir, jamais, et ce vide, cette solitude… Elle partira pour Saïgon – elle subit. Elle est comme un oiseau captif dans ces lacs de tendresse, elle n’essaie même pas de se débattre, attendant le pire. Elle est exquise. Elle me parle aussi des êtres, de ses exigences morales ; et ce mot admirable : "si prompte à accuser pour être plus vite au bord de l’excuse", et n’est-ce pas cela Jacques qui me fait parfois douter, parce que même alors j’ai déjà accepté… mise au bord de l’excuse dans une souffrance si grande. Notre amour est là, contre nos yeux, chaque minute a une valeur d’éternité.
Boulevard Montparnasse, pour cette lueur rose à travers les rideaux je me trouve mal – celui qui fut mien, dans ce cadre nôtre, dans des instants où n’était réel que nous.
Nous dînons à Lutétia avec tante Valentine, et pas une bouchée ne peut passer dans cette gorge serrée. Musique. Retour dans le froid. Je lis Opales de Jouhandeau des phrases émouvantes et justes.
Et que sept mois encore…
Simone de Beauvoir, in Cahiers de jeunesse 1926-1930, éditions Gallimard 2008.
Dimanche 9 décembre 1928.
Ces réflexions sont écrites par un soir de froid rigoureux, pour savourer de nouveau les délices de la phrase. Angelica est venue ce matin, et chaque fois que je prenais ma plume, cette petite créature céleste, pleine de réserve, d’esprit, de fantaisie, intervenait dextrement ; moi, comme une idiote, je m’obstinais à vouloir écrire et n’y renonçai que lorsque je fus prise d’exaspération, non contre Angelica, mais contre mon livre : je m’étais attaquée à un nouveau début pour mon ouvrage sur le roman. Maintenant l’heure du thé est derrière nous. Angus va venir voir Leonard pour une lettre de recommandation. Je me suis échappée et me voilà hors d’atteinte. Je vais lire Troïlus et Cressida (Chaucer) jusqu’au dîner. J’ai encore vu beaucoup trop de gens, de façon superficielle. Ce thé futile chez Lydia, le déjeuner des Bagenal, Christa ; et puis Long Barn et le retour dans l’auto de Dotty : "Je ne peux pas dire que je comprenne Harold ; non, vraiment pas !" Et ensuite Vita, faisant le sacrifice d’une soirée tranquille, est montée à Londres pour entendre l’émission de Dotty et repartir avec, afin de m’éviter un trajet solitaire. Cela m’a tourmentée ; pour qui aurais-je sacrifié cette soirée, moi ? Et puis Dotty avec ses incessantes exigences : "Je t’en prie, remonte la vitre… je t’en prie, baisse la vitre", me montre une Vita d’une douceur et d’une gentillesse attendrissantes. Mais rien de tout cela n’a beaucoup d’importance, j’en conviens, et, grâce à Dieu, je vais travailler toute cette semaine, les soirs exceptés. Il fait très froid, j’ai le dos gelé tandis que le feu me rôtit les pieds. Il y a des incendies ; de nombreuses voitures de pompiers ont filé dans Southampton Row. Le roi se traîne, et dans les magasins les employés redoutent de perdre leurs étrennes. Noël est là. Nous le passerons seuls ici, je crois, et puis nous irons à Rodmell pour étudier avec Kennedy notre projet d’une chambre supplémentaire. Ensuite nous parlons d’aller à Berlin. Entre-temps nous donnons, Nessa et moi, nos soirées du mardi soir, où beaucoup de monde afflue.
Mais je pose la question : pourquoi "voir" des gens ? A quelle fin ? Et ces occasions à part qui reviennent si souvent : "Puis-je venir vous voir ?" Ce que les gens en retirent ou ce que j’en retire (si ce n’est l’impression d’une vue projetée sur un écran), je ne saurais le dire.
Virginia Woolf, in Journal intégral 1915-1941, éditions Stock, collection La Cosmopolite.
Le Journal de Virginia Woolf a été traduit de l’anglais par Colette-Marie Huet et Marie-Ange Dutartre. Je trouve ce Journal bien plus romanesque que celui de Simone de Beauvoir et j’imagine que sa lecture dans la langue d’origine doit être encore plus imprégnée de cet environnement qui était le sien : la campagne anglaise et Londres de temps à autre. Pour un écrivain, l’environnement influence son écriture, j’en suis sûre. Je ne suis pas écrivain mais je me souviens du plaisir romantique et mélancolique que j’avais à écrire mon journal lorsque je vivais à la campagne, le regard vers la fenêtre qui s’ouvrait sur cette nature qui m’emplissait de joie ou de tristesse. Les mots ne peuvent être les mêmes en sirotant un thé en contemplant la nature qu’en prenant un porto à la Rotonde ! Virginia Woolf fut une meilleure romancière que Simone de Beauvoir ; celle-ci n’a d’ailleurs jamais prétendu vouloir l’être, sa « vocation » était autre, celle d’un écrivain engagé* et elle excelle dans les Essais et l'autobiographie. Ces deux écrivains me passionnent mais j’ai une affinité particulière pour le Castor dont je me sens si proche. Elle est morte le 14 avril 1986, un mois avant toi; je comprends maintenant pourquoi la sienne m'avait échappée, j'étais pourtant à Paris mais j'étais à ton chevet, toute entière.
En ce jour du 9 décembre 1928, Simone de Beauvoir avait 20 ans et Virginia Woolf 46 ans.
Et puis un extrait aussi du Journal de cet écrivain (amie) :
lundi 6 décembre 2010
L'âme immobile
La jolie neige et la douceur ont laissé la place a de la pluie glaciale et décembre dans toute sa laideur.
Le métro la rue le Cube, sont peuplés d’agités qui me font peur, me fatiguent, me dégoûtent.
J’ai l’âme immobile et je trouve les gens trop remuants.
Je ne tolère le monde mouvant que sous alcool et c’est affreux cette phrase. Affreuse, la réalité.
Samedi Paris sous de la neige moelleuse c’était magique de se promener sur le Boulevard avec des flocons partout, la neige nettoie tout, la neige mange le gris comme un aspirateur à cauchemar. A Sciences Po, une journée merveilleuse, Stéphane Jérôme Denis Jules, des garçons merveilleux, fabriquer un avion en papier pour le petit Paul, et boire des litres de thé pour se réchauffer. Moins merveilleux, croiser Zoé. Bien sûr. Et puis l’alcool qui vient à mon secours et alors le reste de la soirée, je ne sais plus vraiment. Scarlett, des inconnus, rentrer, le dimanche mal de crâne et pleurer beaucoup. Pourquoi, on ne sait pas.
Il ne neige plus et les yeux sont toujours salés, prêts à pleurer, la moindre contrariété, la moindre déclaration, le moindre soupir en trop, et je pleure.
Je ne suis pas triste.
Mais décembre n’épargne rien ni personne.
Je ne suis pas aussi triste que mes yeux.
Je ne bouge pas. Immobile, j’attends le soleil. Ou quelque chose.
Fanny Salmeron, in Journal de Kiddo.
Fanny Salmeron a 28 ans et a publié son premier roman cette année : Si peu d'endroits confortables. Elle tient son Journal via son blog (confidentiel) et j'éprouve un vif plaisir à le lire et, si j'ai mis un extrait de décembre, très réducteur de son talent, il en est d'autres merveilleux, de son quotidien narré avec beaucoup de fraîcheur et d'intensité.
*J'apprends à l'instant que Le Prix Simone de Beauvoir a été attribué à Ludmila Oulitskaïa :
"La romancière russe, auteure entre autres de Sonietchka , est donc la nouvelle lauréate d’un prix qui récompense "l’œuvre et l’action exceptionnelles de femmes et d’hommes qui, dans l’esprit de Simone de Beauvoir, contribuent à promouvoir la liberté des femmes dans le monde"." (Source Bibliobs)