jeudi 30 décembre 2010

Décembre. Journaux intimes 4.


Marseille.
Lundi 30 décembre 1805.

Je dois être sobre si je veux conserver l’usage de mon esprit : le moindre dérangement d’estomac influe sur ma tête, m’y donne mal, ou m’empêche de voir nettement mes idées par un trouble d’un autre genre. La chicorée amère me rendant l’usage de mon esprit et ce libre usage étant l’une des choses que je désire le plus, elle me rend gai.
Vu jouer Tancrède, allé chez Mme Palard à neuf et demie, trouvé Mme Cossonier qui y entrait avec Mante et Garnier, joué à la bouillotte. Observé Wildermeth, il faisait la cour à Mme Du Bâton, non pas avec légèreté, mais avec l’air tendrement attentif d’un homme touché ; mais sa tournure toujours élégante.
Je sors à minuit, après avoir parlé un instant Shakespeare avec M. Samadet.
Wildermeth fait sa cour dans mes principes d’il y a un an, comme il faut la faire aux grandes âmes. En marquant qu’il est profondément touché, il s’offre avec le mérite qu’il a, il n’est pas agréable directement, et il est à craindre que la femme ne vous croie pas plus aimable lorsque vous serez heureux.
Le principe de l’amabilité continue a les avantages contraires, mais il n’a pas l’air touché, l’amabilité dans ce cas paraît fadeur aux grandes âmes.
Peut-être faut-il mélanger les deux airs en faisant le fond de celui qui est analogue au caractère dominant de la personne.


Stendhal, Journal.

Deux jours plus tard il écrit, toujours dans son journal :

[…]
En lisant le troisième volume de Jacques le Fataliste, ouvrage qui produit sur moi l’effet de l’esprit le plus agréable, je pensai il y a deux jours à ce que c’était l’esprit. Tant que je l’ai trop respecté, je n’ai pas pu le regarder assez pour voir comment il était fait ; aujourd’hui que je suis moins incertain qu’on m’en accorde un peu (il faut bien avouer cette faiblesse, cette passion arrêtait une peu la principale), j’examine l’impression que Jacques me fait. Voici ce qu’il me semble.
L’esprit consiste dans un langage composé d’énigmes plus ou moins fines, plus ou moins longues.
Voilà l’esprit proprement dit, dernière nuance du rire. Tout seul il ennuierait bientôt, on le trouve ordinairement mélangé avec de la grâce, du plus gros rire, de la bonhomie.
On demande, pour concevoir de l’orgueil de soi, des énigmes plus ou moins fines suivant les jours.
Avec beaucoup de mémoire, on ne peut pas relire un livre spirituel, il n’y a plus de soudaineté.
Voilà les circonstances que j’ai parfaitement remarquées dans les faits, avant-hier, que je les voyais avec toute la netteté possible.


Katherine Mansfield parlait aussi de Jacques le fataliste en 1922 dans son journal que j’ai retranscrit hier, mais avec moins d’enthousiasme que Stendhal. Le journal de Stendhal est assez redondant avec une pointe de pédanterie. Il m’arrive de le lire dans le désordre, j’ouvre des pages au hasard, parfois il m’enchante mais souvent il m’ennuie. Je préfère ses romans.

Je remets à l’année prochaine les extraits de la correspondance de Lou-Andréas Salomé et Freud.