"Ce livre prend la forme d'un entretien fictif avec François Bondy, ami d'enfance de l'auteur, narrant les années où Romain Gary servait dans les Forces françaises libres puis ses débuts dans la carrière diplomatique. François Bondy donna son accord pour n'être qu'un "prête-nom" à cette œuvre littéraire dont Gary fut intégralement l'auteur tant pour les réponses que les questions. L'humour de Gary se manifeste notamment lors de son transfert de son premier poste en Suisse à son nouveau poste "chez les fous" à l'ONU en 1947. À l'ONU, il rencontre Teilhard de Chardin, personnalité qui le marquera profondément."
En commençant La nuit sera calme j’ai vraiment cru que c’était François Bondy qui interrogeait Romain Gary mais en faisant des recherches j’ai appris qu’il s’agissait d’un entretien fictif. Je me suis dit : il ne va se poser que les bonnes questions. Mais pas du tout, il s’interroge à fond, sans indulgence et se pose aussi des questions embarrassantes et y répond franchement. Le ton de ce livre est direct et ne manque pas d’humour.
Extraits :
F.B. : Comment te situes-tu par rapport à la bourgeoisie ?
R.G. : Dedans. J’essaye simplement de garder le nez dehors, et je prends des bains. Je me connais très bien sociologiquement : je suis un bourgeois libéral à aspirations humanisantes et humanitaires, du genre Vendredi, hebdomadaire des années trente, je ne changerais jamais, et il s’agit toujours de moi lorsque l’extrême droite ou l’extrême gauche parlent d’"idéalisme bêlant" ou d’" humanisme bêlant". J’appartiens donc à la tribu de ceux que Gorki appelait les "clowns lyriques faisant leur numéro de tolérance et de libéralisme dans l’arène du cirque capitaliste". […] Politiquement, j’aspire au socialisme à "visage humain", celui qui a accumulé tous les échecs mais n’a cessé de montrer la seule direction de marche qui me paraît digne d’être suivie.
Page 85.
F.B. : Tu as fait dernièrement à la télévision une sortie assez violente, réclamant une sorte de campagne pour la "féminisation" du monde, une civilation "féminine"… Tu n’es pas le seul à avoir vu dans les femmes les grandes exploitées de l’histoire. Mais tu es allé très loin. Tu as affirmé que toutes les valeurs de civilisation sont des valeurs féminines… Douceur, tendresse, maternité, respect de la faiblesse. Et lorsque à la fin tu as réclamé enfin avec tant de chaleur que l’on rende "justice aux femmes"… Est-ce qu’il ne s’agit pas surtout, de deux souvenirs qui n’ont cessé de grandir dans l’"injustice" : celui de ta mère et d’Ilona ?
R.G. : Je ne sais pas. C’est anecdotique. Des chichis exquis. Ce que je sais c’est que je reste fidèle à ce que j’ai écrit en 1951, dans Les couleurs du jour. Toutes les valeurs de civilisation sont des valeurs féminines. […] Lorsque Rainer dit, dans Les couleurs du jour : "Je crois à la victoire du plus faible", je prends ça à mon compte, au nom de cette part de féminité que la civilisation devrait toucher, faire naître et faire agir en conséquence dans tout homme digne de ce nom. […] Je ne suis pas tout de même assez praline pour dire : "Il faut mettre les femmes à la place des hommes et on aura un monde nouveau." C’est idiot, ne serait-ce que parce la plupart des femmes agissantes, actives, ont déjà été réduites à l’état d’hommes par les besoins mêmes et les conditions de la lutte. Le machismo en jupon n’est pas plus intéressant. Je dis simplement qu’il faut donner une chance à la féminité, ce qui n’a jamais été tenté depuis que l’homme règne sur terre. […] Jette un coup d’œil sur les photos de l’Assemblée Nationale. Rien que du mâle, là-dedans, pouah… De belles têtes de machos sur pied. Tu prends Messmer ou Mitterrand, c’est de vraies têtes romaines, du buste, du gladiateur, du pareil au même , du laurier derrière les oreilles, du millénaire… Pas une voix féminine dans le concert des voix sur l’Europe… C’est pourquoi d’ailleurs on fait une Europe du bœuf et du lard. […] Il y a dans le monde politique une absence effrayante de mains féminines… Finalement, les idées, c’est dans les mains que ça prend corps et forme, les idées prennent la forme, la douceur ou la brutalité qui leur donnent corps et il est temps qu’elles soient recueillies par des mains féminines.
F.B. : C’est du beau linge.
R.G. : Possible.
F.B. : Qu’est-ce qu’il a eu après Ilona ?
R.G. : Rien. Des électrochocs.
F.B. : ?
R.G. : Je veux dire que la sexualité sans amour agit comme un stabilisant du système nerveux, un électrochoc. Pour moi ça a toujours été un interrupteur radical de tout "état". C’est à la fois une interruption des intensités excessives et du clopin-clopant.
F.B. : Tu ne bois jamais. Comment as-tu pu échapper à l’alcool, dans une vie entièrement "sur les nerfs" ?
R.G. : J’ai toujours horreur de ça, je n’y ai jamais pris goût, alors je ne vais tout de même pas me faire psychanalyser pour savoir pourquoi je ne bois pas, "guérir" et me saouler la gueule. Tu donnes de l’alcool à un animal , tu verras sa réaction. C’est la mienne. Ce que je trouve insupportable, c’est des gars qui reviennent cinq fois à la charge, avec : "Vraiment, vous ne voulez rien boire ?" Le prosélytisme de la vessie…
F.B. : Tu as pourtant eu exactement le genre de vie qui s’appuie sur l’alcool ou quelque chose d’équivalent…
R.G. : Qu’est-ce que tu cherches exactement à me faire dire ?
En commençant La nuit sera calme j’ai vraiment cru que c’était François Bondy qui interrogeait Romain Gary mais en faisant des recherches j’ai appris qu’il s’agissait d’un entretien fictif. Je me suis dit : il ne va se poser que les bonnes questions. Mais pas du tout, il s’interroge à fond, sans indulgence et se pose aussi des questions embarrassantes et y répond franchement. Le ton de ce livre est direct et ne manque pas d’humour.
Extraits :
F.B. : Comment te situes-tu par rapport à la bourgeoisie ?
R.G. : Dedans. J’essaye simplement de garder le nez dehors, et je prends des bains. Je me connais très bien sociologiquement : je suis un bourgeois libéral à aspirations humanisantes et humanitaires, du genre Vendredi, hebdomadaire des années trente, je ne changerais jamais, et il s’agit toujours de moi lorsque l’extrême droite ou l’extrême gauche parlent d’"idéalisme bêlant" ou d’" humanisme bêlant". J’appartiens donc à la tribu de ceux que Gorki appelait les "clowns lyriques faisant leur numéro de tolérance et de libéralisme dans l’arène du cirque capitaliste". […] Politiquement, j’aspire au socialisme à "visage humain", celui qui a accumulé tous les échecs mais n’a cessé de montrer la seule direction de marche qui me paraît digne d’être suivie.
Page 85.
F.B. : Tu as fait dernièrement à la télévision une sortie assez violente, réclamant une sorte de campagne pour la "féminisation" du monde, une civilation "féminine"… Tu n’es pas le seul à avoir vu dans les femmes les grandes exploitées de l’histoire. Mais tu es allé très loin. Tu as affirmé que toutes les valeurs de civilisation sont des valeurs féminines… Douceur, tendresse, maternité, respect de la faiblesse. Et lorsque à la fin tu as réclamé enfin avec tant de chaleur que l’on rende "justice aux femmes"… Est-ce qu’il ne s’agit pas surtout, de deux souvenirs qui n’ont cessé de grandir dans l’"injustice" : celui de ta mère et d’Ilona ?
R.G. : Je ne sais pas. C’est anecdotique. Des chichis exquis. Ce que je sais c’est que je reste fidèle à ce que j’ai écrit en 1951, dans Les couleurs du jour. Toutes les valeurs de civilisation sont des valeurs féminines. […] Lorsque Rainer dit, dans Les couleurs du jour : "Je crois à la victoire du plus faible", je prends ça à mon compte, au nom de cette part de féminité que la civilisation devrait toucher, faire naître et faire agir en conséquence dans tout homme digne de ce nom. […] Je ne suis pas tout de même assez praline pour dire : "Il faut mettre les femmes à la place des hommes et on aura un monde nouveau." C’est idiot, ne serait-ce que parce la plupart des femmes agissantes, actives, ont déjà été réduites à l’état d’hommes par les besoins mêmes et les conditions de la lutte. Le machismo en jupon n’est pas plus intéressant. Je dis simplement qu’il faut donner une chance à la féminité, ce qui n’a jamais été tenté depuis que l’homme règne sur terre. […] Jette un coup d’œil sur les photos de l’Assemblée Nationale. Rien que du mâle, là-dedans, pouah… De belles têtes de machos sur pied. Tu prends Messmer ou Mitterrand, c’est de vraies têtes romaines, du buste, du gladiateur, du pareil au même , du laurier derrière les oreilles, du millénaire… Pas une voix féminine dans le concert des voix sur l’Europe… C’est pourquoi d’ailleurs on fait une Europe du bœuf et du lard. […] Il y a dans le monde politique une absence effrayante de mains féminines… Finalement, les idées, c’est dans les mains que ça prend corps et forme, les idées prennent la forme, la douceur ou la brutalité qui leur donnent corps et il est temps qu’elles soient recueillies par des mains féminines.
F.B. : C’est du beau linge.
R.G. : Possible.
F.B. : Qu’est-ce qu’il a eu après Ilona ?
R.G. : Rien. Des électrochocs.
F.B. : ?
R.G. : Je veux dire que la sexualité sans amour agit comme un stabilisant du système nerveux, un électrochoc. Pour moi ça a toujours été un interrupteur radical de tout "état". C’est à la fois une interruption des intensités excessives et du clopin-clopant.
F.B. : Tu ne bois jamais. Comment as-tu pu échapper à l’alcool, dans une vie entièrement "sur les nerfs" ?
R.G. : J’ai toujours horreur de ça, je n’y ai jamais pris goût, alors je ne vais tout de même pas me faire psychanalyser pour savoir pourquoi je ne bois pas, "guérir" et me saouler la gueule. Tu donnes de l’alcool à un animal , tu verras sa réaction. C’est la mienne. Ce que je trouve insupportable, c’est des gars qui reviennent cinq fois à la charge, avec : "Vraiment, vous ne voulez rien boire ?" Le prosélytisme de la vessie…
F.B. : Tu as pourtant eu exactement le genre de vie qui s’appuie sur l’alcool ou quelque chose d’équivalent…
R.G. : Qu’est-ce que tu cherches exactement à me faire dire ?
F.B. : Tu n’as jamais pris aucune drogue ?
R.G. : Aucune, au sens de stupéfiant. Je n’ai pas envie de tricher avec ma nature. Je veux être dans ma peau, complètement. J’ai pris du Marplan, à une époque particulièrement dramatique de ma vie, lorsque Jean Seberg, qui était alors ma femme, avait perdu notre enfant, après avoir été l’objet d’une campagne de presse ignoble. C’est une sorte d’euphorisant qui me réussissait très bien : je n’ai tué personne. Et puis, je me suis aperçu que le Marplan, sans empêcher les manifestations de la nature, ne me permettait pas de… conclure. Je n’en finissais plus de finir. J’ai dû arrêter.
F.B. : Tu as arrêté quoi ?
R.G. : Le Marplan. Qu’est-ce que tu veux que j’arrête ?
Pages 90 – 91 – 92 – 93.
R.G. : Aucune, au sens de stupéfiant. Je n’ai pas envie de tricher avec ma nature. Je veux être dans ma peau, complètement. J’ai pris du Marplan, à une époque particulièrement dramatique de ma vie, lorsque Jean Seberg, qui était alors ma femme, avait perdu notre enfant, après avoir été l’objet d’une campagne de presse ignoble. C’est une sorte d’euphorisant qui me réussissait très bien : je n’ai tué personne. Et puis, je me suis aperçu que le Marplan, sans empêcher les manifestations de la nature, ne me permettait pas de… conclure. Je n’en finissais plus de finir. J’ai dû arrêter.
F.B. : Tu as arrêté quoi ?
R.G. : Le Marplan. Qu’est-ce que tu veux que j’arrête ?
Pages 90 – 91 – 92 – 93.
Romain Gary, in La nuit sera calme, éditions Gallimard 1974, coll. Folio 2005.
Je ne me lasse pas de lire cet auteur qu'il soit comme ici, Romain Gary ou là, Emile Ajar.
Demain soir, jeudi 2 décembre, un hommage lui sera rendu dans l'émission La grande librairie pour les 30 ans de sa disparition.