dimanche 5 décembre 2010

De la jalousie

Vendredi soir j’ai donc regardé La grande librairie consacrée à Romain Gary et j’avais l’impression d’en savoir beaucoup plus sur cet homme que ce qui en a été dit dans l’émission. Décidément ce n’est pas la télévision qui remplacera la lecture.
23 h 30, j’écoute sur France Culture Alain Veinstein qui recevait Nicolas Grimaldi pour son livre : Essai sur la jalousie, L'enfer proustien. Une demi heure d’écoute jouissive.

"Swann aimait une autre femme, une femme qui ne lui donnait pas de motif de jalousie, mais c'était pourtant de la jalousie, parce qu’il n’était plus capable de renouveler sa façon d’aimer et que c’était celle dont il avait usé pour Odette qui lui servait encore pour une autre ; pour que la jalousie de Swann renaquit il n’était pas nécessaire que cette femme fut infidèle, il suffisait que pour une raison quelconque elle fut loin de lui, à une soirée par exemple et eut paru s’y amuser".

Puis Nicolas Grimaldi - qui semble très habité par ses sujets - avant de disséquer la jalousie s’est mis à parler d’un autre de ses livres : Le Désir et le temps.

"Attendre c’est être dissocié du présent. Si nous n’avions plus rien à attendre ce serait le bonheur ; mais si nous n’avions plus rien à désirer ce serait l’ennui. D’où le privilège du plaisir qui ne laisse rien à attendre ! Malheureusement, le plaisir se sature à mesure qu’il s’éprouve, de sorte qu’il se détruit à mesure qu’on en jouit. C’est pourquoi le plus élémentaire du plaisir nous apprend que pour le faire durer il faut le changer, il faut le modifier, il faut le rendre mélodique, musical, changer de tonalité, de tempo !
Ce que semble nous promettre l’amour, c’est d’avoir quelqu’un à attendre et qui nous attend, qui reconnaît son attente dans la nôtre ; la fraternité, la communauté d’une détresse.
L’amour me procure l’illusion de pouvoir répondre à l’attente d’un autre. A partir de là se crée le mythe d’une unité sécable entre deux amants. Nous nous sommes reconnus comme si chacun était celui que l’autre attendait ; formant à eux deux une sorte de monade où il ne pourrait y avoir aucune intrusion, où chacun sentirait en l’autre le retentissement de sa propre émotion."


Enfin, Nicolas Grimaldi aborde le sujet de son Essai : la jalousie, l’enfer proustien.

L’imaginaire. La jalousie est toute entière d’imagination. Elle est interprétée comme la souffrance que suscite le sentiment de ce que nous pourrions perdre que nous avions l’illusion de posséder. Dans cette forme de jalousie nous pressentons qu’il serait donc possible que l’autre trouvât ou accordât une attention un peu exclusive à une autre personne, qu’il (elle) lui trouvât un charme, une séduction, un intérêt que la simple lucidité ne suffirait pas à justifier. En l’occurrence il s’agit donc d’un narcissisme infantile qui s’alarme de voir que ce que nous considérons comme notre propriété peut être foulé par un (une) autre. Cela développe un sentiment d’agressivité envers l’intrus(e) et, en même temps, un sentiment de colère vis-à-vis de l’autre qui semble si peu soucieux(se) de maintenir l’unité sécable de notre couple.

Une forme plus raffinée, plus romanesque de la jalousie dont Swann fournit l’exemple, consiste à endurer la torture, les affres de notre propre agonie : je pressens que la femme que j’aime pourrait en aimer d’autres, pourrait éprouver que notre relation ne lui est pas nécessairement exclusive et, lorsque j’imagine qu’elle pourrait être avec Pierre ce qu’elle était avec moi, ses comportements, ses gestes etc. dédiés cette fois à un autre ; de sorte que ce qui est aujourd’hui ma mémoire est en train de devenir la mémoire d’un autre. En même temps que je l’imagine à ma place – pour l’imaginer il faut qu’il prenne ma place, par conséquent que je me supprime moi-même, que je me biffe.

Une troisième forme de jalousie consiste en ce que le soupçon détruit, anéantit les illusions de l’amour : nous nous étions confortés pour créer l’illusion de former à nous deux un monde où nul autre ne pouvait pénétrer. En devenant jaloux, je me rends compte que mon amour fait partie de la banalité du monde ; c’est comme un passage clouté, tout le monde peut le traverser !

En conclusion, la jalousie c’est l’effondrement de mon monde intérieur, de mon imaginaire.


Alain Veinstein : C’est donc qu’il n’y a pas d’amour heureux ?

Nicolas Grimaldi : Mais si, il y a des amours heureux mais qui sont en même temps des amours inquiets. Si pour être heureux un amour doit être assuré de posséder la femme (ou l’homme) qu’on aime comme on possède une ferme ou un champ, sans doute y aura-t-il toujours l’inquiétude, le soupçon et l’alarme (la larme ?). Mais, si nous avons fait l’expérience d’une commune détresse où chacun apporte à l’autre le secours de la sienne, si une autre personne a abattu pour nous les frontières, les distances, les barrières par lesquelles tout être se protège des autres, et donc a eu cette confiance absolue en nous, si ensemble nous sommes parvenus à cette transe de la volupté, si ensemble nous avons fait l’ascension de l’Annapurna, ça fait quand même des souvenirs ! Cela c’est le bonheur de l’amour.

A.V. : Etes-vous jaloux?

N.G. : Quand on l'est un peu, cela n'est pas tout à fait désagréable. Cela permet à des gens qui ne sont pas curieux de s'intéresser à la vie des autres personnes, ou au moins d'une autre. Et puis, cela fait assez bien sentir la douceur de posséder. Mais cela, ce n'est que dans les tout premiers débuts du mal ou quand la guérison est presque complète. Dans l'intervalle, c'est le plus affreux des supplices.
Comme l'étude des maladies permet de mieux comprendre le fonctionnement normal de la physiologie, c'est la vie de l'imaginaire que j'ai tenté de décrire en étudiant la jalousie comme l'une de ses formes les plus ordinairement délirantes.

Nicolas Grimaldi, in Essai sur la jalousie (Puf).

J’écoutais donc cette émission les doigts de pieds en éventail dans mon canapé, buvant du petit lait. En transcrivant ces quelques notes ce soir (il convient d’écouter l’émission en entier) je me dis que la jalousie c’est vraiment affligeant, et pourtant je continue de penser que pas un amant, une amante n’y échappe à un moment ou un autre et je reprends encore cette phrase de Marcel Proust : "on est jaloux parce qu’on aime" et non l’inverse. Mais je pense qu'être jaloux c'est ne plus avoir confiance en l'autre et donc en soi non plus. C'est une véritable souffrance qui peut être une descente en enfer.

Ensuite je me suis couchée et j’ai lu quelques pages de La nuit sera calme. Dans le beau documentaire Infrarouge je découvrais aussi un Romain Gary rongé par la jalousie lorsque Jean Seberg sa seconde femme était en tournage. Normal, il l’aimait.