vendredi 9 mars 2012

De, la mélancolie des éoliennes



"" Le travail des nuages", c'est l'histoire des destins cahotiques, du long travail du deuil, quand les amours, les parents, la vie, se réunissent en un ciel où les nuages, indispensables, sculptent ce que sera demain. Il ne faut pas avoir peur des nuages, c'est là la morale de l'histoire: car d'eux naissent les ombres d'où jaillit, malgré tout, l'incandescence d'une lumière que l'on n'attendait plus." (Anne Duprez)

Extraits :

"Milan année zéro est bien tranquille dans sa maison liquide et sombre. Il va bientôt naître et il n’en sait rien. Il ne sait pas non plus que ce sera un petit peu trop tôt. Il n'a pas conscience du temps qui passe, des cellules qui se multiplient, de l’être qu’il devient.

Les secondes et les mois n’existent pas, il flotte entre moins l’infini et l’infini, en pensant que tout restera absolument identique jusqu’à la fin des temps.
Il remue ses doigts d’amphibien, il les regarde sans savoir qu’il en a dix, il plane au ralenti, c’est un cosmonaute. Il ne souffre de rien car il ignore tout et il est bien content. Imbécile et heureux, le fœtus orange entend certaines choses derrière le mur de sa maison.
Il entend les voix d’Hélène, Marcus et Eloïse, il ne connaît par leurs prénoms il ne sait pas ce qu’est une famille, mais il les aime déjà beaucoup et il a envie de leur faire plaisir. Quand ils mettent de la musique, Milan danse, alors il entend de petits cris joyeux et des mains qui se posent sur sa maison. Il peut presque les toucher.
Il entend des pleurs parfois, il sent qu’il se passe quelque chose de terrible, mais il ne sait quoi en faire, il pousse ses petits doigts contre le mur avec autant de compassion que possible et ça ne change rien. Il apprend vite ce qu’est l’impuissance. Il l’oublie aussitôt.
Il entend Solal qui ronronne contre le mur. Il essaie de ronronner aussi mais il ne sait même pas faire de bulles. Il entend des « princesse » qui lui sont adressés de l’autre côté du mur. Milan ne s’appelle Milan, il n’a pas encore de prénom et tout le monde pense que c’est une fille. Tout le monde se trompe mais Milan s’en fiche, il ne sait pas ce que sont les hommes et les femmes, il ne sait pas encore à quel point c’est la même chose. A quel point ce n’est pas important.
Il entend la vie dehors comme si ça ne le concernait pas mais il ignore que la vie l’attend de pied ferme, que ça va être bientôt son tour. Il considère son existence de petit roi éternelle et mouillée alors qu’elle n’a même pas encore commencé.

Elle débute le dernier jour de l’hiver, dans un grand vacarme. Les machines et les gens, tout le monde hurle que Milan ne va pas bien. Il se prend pour un trapéziste, il est à l’envers et il loupe de peu une pendaison, il s’emmêle, il se contorsionne, s’étouffe.
Milan ne simplifie sa naissance pour personne.
Finalement on le sortira par le toit, à l’aide d’instruments tranchants.
Il est dix-sept heures vingt, l’alignement des planètes à ce moment précis prévoit pour Milan un caractère combatif, un goût prononcé pour les études et une carrière dans la recherche ou l’enseignement. Ce ne sera pas le cas. Mais personne ne blâme les planètes."

P. 29 – 30.

"Eloïse, à trente ans, aimerait bien que sa vie soit une réussite. Mais comment le savoir, à quoi la comparer quelles sont les échelles de valeur d’une vie, est-ce que ça se note de zéro à dix ? De zéro à vingt, de zéro à cent ? Est-ce que la moyenne, c’est acceptable ? Est qu’il faut absolument avoir accompli quelque chose d’important, comment et avec qui et combien de temps ? Etre amoureux ? Etre heureux ? Comment ça se mesure, le bonheur ? Combien de points on gagne si on ne se suicide pas ? Si on attend son tour gentiment ? Avoir des enfants est-ce que ça compte ? Et ne jamais dire de mal des autres ? Travailler trop et sans se plaindre ? Apprendre à jouer d’un instrument de musique, se souvenir de sa table de 7, ne pas tuer d’animaux, être polie, apprendre le nom des plantes, surmonter sa peur des guêpes, ça vaut quoi ? Est-ce qu’on peut perdre des points ? Ca vaut quoi lire l’Odyssée, prendre l’avion, voir en vrai le Machu Pichu, économiser l’eau, monter sur un cheval, faire pousser ses légumes […], prier, croire en quelque chose, survivre sans croire en Dieu? Survivre. Est-ce que survivre ça suffit ? Jusqu’à quand c’est suffisant ?
Comment on calcule sa note existentielle ? Et qui nous la donne et quand ? Est-ce qu’on le sait trop tard qu’on a été un mauvais élève de la vie ? Et qu’est-ce qu’on fait de ce diplôme ? On l’emmène où ? On le montre à qui ? Qu’est-ce qu’on gagne ? Qu’est-ce qu’on a à perdre ?"

P. 137 – 138.

Fanny Salmeron, in Le travail des nuages, éditions Stéphane Million, 2011.

C’est le deuxième roman (voir ici pour le premier) de Fanny Salmeron, j’ai envie d’écrire c’est le deuxième poème en prose. A 30 ans Fanny Salmeron écrit avec la fraîcheur de l’enfance, une écriture très personnelle aux métaphores multiples, très jolies, la narratrice a une passion, observer le ciel, et les nuages :

« Elle peut rester des heures entières le nez en l’air à s’émerveiller de voir passer les nuages joufflus sans jamais se lasser. [ …] « Le ciel ne raconte jamais la même histoire, les nuages travaillent sans cesse pour nous sortir de l’ennui ». »

« … le soir est tombé. Les nuages sont gris foncés, ils ne font pas de dessins, trop occupés à faire de la pluie. »

« Un long silence s’en suit. Un silence de désert. Un grand silence de Gobi. »

« On lui dit que fumer, elle ne devrait pas, alors elle le fait en cachette. La même marque que toi […]. Sur sa langue, en cachette, elle te fume. »

« … tout ici respire la quiétude du perdu d’avance. »

« Elle peut rester des heures entières le nez en l’air à s’émerveiller de voir passer les nuages joufflus sans jamais se lasser. [ …] « Le ciel ne raconte jamais la même histoire, les nuages travaillent sans cesse pour nous sortir de l’ennui ». »

« Milan fronce ses petits sourcils et transforme sa figure barbouillée d’enfance en un visage sérieux, concerné. »

« Je ne voudrais jamais être le vent, j’aurais trop peur d’attraper la mélancolie des éoliennes. »

Un livre de 150 pages que j’ai lu comme une gourmandise sucrée qui vous donne envie d’en reprendre ! A dévorer donc, sans modération. Bon, moi je ne sais pas parler des livres d'une amie, peur de trop en dire ou pas assez. Mais là vraiment, amie ou pas, c'est un très joli roman.

Fanny Salmeron que l'on aperçoit ici en "médaillon", masquée.
Collection particulière, reproduction interdite!

Année Zéro, Éloïse a quatorze ans et tombe amoureuse d’Andrea. Mais Andrea est fiancé à une autre. Ce sont des choses qui arrivent. De l’année zéro jusqu’à l’année seize, dans la vie d’Éloïse et de son petit frère Milan, il y aura des rencontres, des espoirs, un petit chat noir, une chanson de Barbara, des bonbons crocodiles, des voyages et des nuages par-dessus. Ils apprendront comment grandir le cœur serré sans jamais s’arrêter de regarder le ciel.
4e de couverture.

Fanny Salmeron écrit aussi dans la revue Bordel, éditions Stéphane Million. Dernière publication :
Bordel Made in China