Culture générale
La suppression de l’examen de culture générale à Sciences-Po a fait couler beaucoup d’encre. Mais enfin, assez d’hypocrisie : lorsque Sarkozy s’est laissé aller à traiter par-dessus la jambe La Princesse de Clèves, j’ai vu beaucoup d’indignés qui n’avaient jamais ouvert ce chef-d’oeuvre de leur vie. On sait que la formation des étudiants doit être avant tout pratique, et leur adaptation aux marchés financiers automatique. Pourquoi les embêter avec la culture ? Ils ont leur culture à eux, et vous n’allez pas leur faire perdre leur temps avec l’histoire, la peinture, la musique, la littérature.
Je propose autre chose aux médias, radios et télévisions : toute personnalité politique sera interrogée pendant cinq minutes en direct sur des oeuvres incontournables. Que Bayrou réponde sur l’Olympia, de Manet, Hollande sur les Mémoires de Casanova. On sera curieux d’entendre Eva Joly sur Les Fleurs du mal, de Baudelaire, avec récitation de deux vers qui vibreront sous son charmant accent. Marine Le Pen sera étonnante à propos de Guernica, de Picasso. On pourra juger de l’ouverture d’esprit du laïcard Mélenchon en lui demandant ce qu’il pense de Sainte Thérèse d’Avila. Le triste François Baroin devra s’exprimer sur André Breton, et la sémillante Valérie Pécresse sur Sade.
Nadine Morano improvisera sur Un bar aux Folies Bergères de Manet, et Sarkozy sur Les Demoiselles d’Avignon de Picasso. On osera demander à Anne Sinclair ce qu’elle éprouve en relisant Les Liaisons dangereuses. Marielle de Sarnez, avec son beau visage de martyre, se confiera sur La Religieuse, de Diderot. On piégera Villepin avec une citation particulièrement tordue de Rimbaud. Christine Boutin fustigera Céline, et Jean- François Copé, Aragon. Le pro-chinois Raffarin devra expliquer rapidement les moments forts de l’érotisme asiatique. François Fillon, enfin, dira en quelques mots ce qu’il pense de Marx, Rachida Dati de Freud, et Carla Bruni de Nietzsche. Alain Juppé confessera, pour finir, son goût pour les vins du Médoc et Jean-Louis Borloo son addiction à l’eau minérale.
Réfractaire
J’ai beaucoup choqué un animateur de télé en me réjouissant que le yuan, la monnaie chinoise, soit devenue une monnaie mondiale, exhibant sur ses billets de banque roses ou bleus le visage d’un jeune Mao. Je disais simplement qu’aucun billet de banque n’était encore à l’effigie de Staline, Hitler, Mussolini, Franco ou Pétain. Dans l’ordre criminel, on a eu successivement une thèse, Staline, une antithèse, Hitler, et une synthèse, Mao. Seul ce dernier a encore son portrait un peu partout. C’est effrayant, mais c’est comme ça.
Philippe Sollers
Mon journal du mois
Le Journal du dimanche n°3489 du dimanche 30 janvier 2012.
Anonymous
Tout se passant de plus en plus sur le Net, ces terroristes d’un nouveau genre m’intriguent, au point que je me demande parfois si je ne suis pas l’un des leurs. Ils peuvent se manifester n’importe où, n’ont aucune structure établie, c’est tout le monde et n’importe qui, jeunes, anciens, hackers professionnels, amateurs. Ils sortent parfois au grand jour, avec des masques reproduisant le visage d’un catholique anglais du début du XVIIe siècle, membre de la Conspiration des poudres, qui voulait faire exploser Westminster. Ils ne sont pas violents, ils ne font pas de politique, leur seule revendication est la libre circulation des données (ce que ne peut que redouter tout pouvoir existant). Ils disent des choses étranges : « Vous êtes. Je suis. Chacun est. » Ou bien : « Nous sommes Anonymous, nous sommes légion, nous ne pardonnons pas, nous n’oublions pas. Unis comme un seul, indivisibles, redoutez-nous. » Ou encore : « Anonymous peut être un monstre horrible, insensible et indifférent. » On comprend que les dictateurs s’énervent, et que toutes les polices soient sur les dents. Moralité : l’anarchisme est toujours vivant, la preuve.
Franc
Cette fois, c’est fini : les billets imprimés en francs ne sont plus échangeables à la Banque de France. Une queue interminable, le dernier jour, se pressait devant les guichets. Les collectionneurs prennent le relais. J’apprends que le Debussy (avec un peu de mer sur la gauche) est très rare et très recherché. Ces billets, on s’en souvient, étaient une impressionnante collection de visages en couleurs, avec une majorité de grands écrivains. Je revois ainsi Victor Hugo, Racine, Corneille, Molière (500 francs), et l’un de mes préférés, Quentin de La Tour (50 francs). Je rêve encore du Delacroix (100 francs) reproduisant un tableau qu’il vaut mieux oublier, La liberté guidant le peuple. J’avoue avoir eu un faible pour Montesquieu (200 francs), et, plus intimement, pour Pascal (500 francs). Le Cézanne, tardif (100 francs), aura été l’avant-dernier billet en peinture (il serait très surpris, Cézanne, de savoir qu’une version de ses Joueurs de cartes a été achetée, à prix d’or, par le Qatar). Avant d’entrer au Panthéon, Marie Curie a été la première femme à valoir 500 francs, et à clore ainsi, de façon atomique et féministe, cette liste fantastique renvoyée au cimetière de l’histoire. Marie Curie, à 500 francs, a pris la place de Pascal (j’en ai gardé trois, leur prix de collection va monter sous peu). Le billet inoubliable est quand même celui de Voltaire (10 francs seulement, mais quelle allure !). Ah, si l’euro coule, rendez-nous Voltaire! L’association Voltaire à Ferney vient de fêter le 250e anniversaire de ce lieu rendu célèbre par la présence de ce dérangeur universel. Je reçois ainsi la plus belle récompense de ma vie : une carte de membre d’honneur. Le 22 juillet 1761, Voltaire écrit à Mme du Deffand cette phrase extraordinaire : « Quand je vous aurai bien répété que la vie est un enfant qu’il faut bercer jusqu’à ce qu’il s’endorme, j’aurai dit tout ce que je sais. »
Philippe Sollers
Mon journal du mois
Le Journal du Dimanche n°3399 du dimanche 4 mars 2012.