mercredi 15 février 2012

Genius loci

Je me dirigeais vers le Piano Livre où il m’arrive de faire des trouvailles. En ouvrant la porte et en voyant des bacs remplis d’ouvrages au milieu de la librairie j’ai tout de suite senti que quelque chose avait changé ; je ne reconnaissais pas non plus l'homme qui arrivait du fond de la pièce les bras chargés de livres, et soudain j’ai cherché des yeux le piano et j’ai compris : il n’y avait plus de piano, ni de pianiste ; c’était le libraire qui en jouait, c’était un libraire-bouquiniste-artiste et chaleureux, c’était l’âme de cet endroit, il n’y avait plus de genius loci (l’esprit, l'ambiance, l'atmosphère d'un lieu); clin d'oeil à un ami. L'homme me salua et je lui répondis :
- Bonjour.  Il n’y a plus de piano ?
- Non, j’ai racheté la boutique.

Il ne pouvait pas savoir comme soudain cet endroit perdait de sa magie pour moi, même si ce sont toujours des livres d’occasion que l’on y trouve et quelques livres anciens. Je lui demandais tout de même s’il avait des ouvrages de (ou sur) Nietzsche dans une belle édition. Non, il n’en avait pas. Je fouillais malgré tout dans les rayons, en quête d’une merveille, j'imaginais que je l'offrirais à un ami,  avec cette inquiétude de faire une erreur de choix. Je ne trouvais rien, enfin, je ne sais pas. Je dénichais une vieille édition de 1927, reliée avec une couverture en cuir des Fleurs du mal de Baudelaire. Avant hier j’avais écouté les NCC : la conversion poétique de Baudelaire et hier : échos de Wagner. Certains textes lus au cours de l’émission  faisaient référence à Nietzsche qui, par ailleurs, admirait le poète et disait que c'était "le plus allemand des poètes français". Je n’étais sûre de rien,  l'ami auquel je pensais devait posséder tant de livres qu’il était difficile d’être originale. Je l'achetais en me disant que, de toute façon, je n'oserais pas le lui offrir. Et puis, il m'avait laissé entendre qu'il allait se séparer de sa bibliothèque, alors à quoi bon lui offrir un livre. En fait, en farfouillant dans les étagères, je m'inventais un ami, à qui j'aurais aimé faire ce cadeau. C'était seulement dans mon imaginaire que je faisais une recherche en pensant à cet ami.

Bon, cet ouvrage relié me plaît! Je possédais Les Fleurs du mal en livre de poche. Celui-ci est précédé d’une notice par Théophile Gautier et d’une copie d’une note manuscrite de Charles Baudelaire qui figurait sur un exemplaire de l’édition de 1861. Si je me fie au prix indiqué ici et , je crois avoir fait une excellente affaire, je dirais même l’affaire du siècle, d’autant plus que celui que j’ai acheté a une couverture tout en cuir, pas seulement le dos et, en très bon état. Je l'ai eu pour une bouchée de pain!







Lorsque je venais ici, je demandais timidement à l’artiste-bouquiniste de me jouer quelque chose, il s’exécutait volontiers, avec un plaisir qui n'était pas feint ; je quittais alors ce lieu la joie au cœur, avec un livre et des notes de musique dans la tête. Cet après-midi, je repartais avec le Spleen de Baudelaire sous le bras et mon spleen de la disparition du Piano Livre.

Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire,
Que diras-tu, mon coeur, coeur autrefois flétri,
A la très belle, à la très bonne, à la très chère,
Dont le regard divin t'a soudain refleuri?

- Nous mettrons notre orgueil à chanter ses louanges,
Rien ne vaut la douceur de son autorité;
Sa chair spirituelle a le parfum des Anges,
Et son oeil nous revêt d'un habit de clarté.

Que ce soit dans la nuit et dans la solitude,
Que ce soit dans la rue et dans la multitude,
Son fantôme dans l'air danse comme un flambeau.

Parfois il parle et dit : "Je suis belle, et j'ordonne
Que pour l'amour de moi vous n'aimiez que le Beau.
Je suis l'Ange gardien, la Muse et la Madone."

Charles Baudelaire, Spleen et Idéal.