mardi 7 février 2012

Etre au fond... comme un galet



Je l'avais laissé de côté pour lire Joyce Carol Oates : J'ai réussi à rester en vie. Je reprends le Récit de Paul Nizon. A chaque fois que je lis un de ses ouvrages, je me dis : si l'on doit n'en lire qu'un seul, c'est celui-là qu'il faut lire. Il faut donc lire TOUT Nizon.

« A l’image d’Homère, j’ai toujours associé, je ne sais pourquoi, l’idée d’être au fond. Il n’était pas debout, il se tenait assis, enfoui en lui-même, mais pas assis sur une chaise ou sur un banc ni simplement par terre : par le fond, ou au fond – comme un galet, une pierre.

Et cette sensation du fond était une chose qui me paraissait extraordinairement enviable, surtout à une époque où je ne tenais vraiment pas en place.
[…]


Si je me suis livré à cette assez longue digression, c’est pour en revenir à ce fait d’être « par le fond » qui – pour moi – caractérise Homère. Je pourrais aussi le caractériser comme un ramassement en soi.
Ramassé est un mot que j’adore, il a pour opposé l’état de dispersion. Il a à voir avec la densité [Dichte], et sans doute aussi avec la poésie et les (vrais) poètes [Dichten, Dichter]. Dans ma vie, j’ai connu quelques rares êtres qui dégageaient cette impression de ramassement. Au début ils étaient presque insupportables, ces êtres, tant ils exigeaient de vous. A les voir, on mesurait combien ou à quel point la plupart des êtres sont inessentiels, c’est-à-dire peu ramassés, dispersés, cachés derrière des masques aussi, voire constamment en fuite : presque inatteignables ou, mieux, introuvables. Les rares êtres ramassés, eux, étaient presque intimidants à force d’être « là », et il émanait d’eux une sorte de toute-puissance, je pourrais dire aussi : une présence inouïe. Ils n’avaient pas besoin de renvoyer constamment à autre chose, ils étaient présents par leur vitalité propre, pleins d’aplomb, mais sans être pesants. Oui, ils disposaient visiblement d’un monde, et ils pouvaient prodiguer.
Ceux-là sont comme des montagnes et peuvent exploiter leurs mines intérieures sans jamais être trop prodigues, ils n’en deviennent pas plus pauvres.
[…]


Je pense que la capacité d’imaginer est liée à l’enfouissement, il faut avoir enfoui beaucoup d’impressions, d’images, d’expériences, de douleurs, de désirs, de vie ; et cette opération est elle-même liée à la patience ou au temps, ou encore à une « purification » - un mot que j’aimerais mieux éviter car il prend facilement des connotations fausses. Plutôt que d’une « purification » je préfère parler de remémoration, si l’on entend par là la mystérieuse transformation du vécu en cet autre état de la matière, libéré de toute anecdote, de toute biographie et de toute subjectivité, voire détaché de sa cause et par là de ce qu’il y avait de justifiable, un état qui est plus proche des images que des mots, et dont naît pourtant la poésie. »

Pages 137 - 139 – 140 – 141.

Paul Nizon, in Le ramassement de soi, éditions Actes Sud.



"Rembrandt peignit Homère sous des traits ressemblant étrangement à ceux du portrait de l'artiste. Il donna ses propres traits à Homère car le poète n'en avait pas à ses yeux et l'on est toujours mieux servi par soi-même. Ici, plus de regard faisant face au spectateur, mais un visage de trois-quarts, des yeux absents au monde extérieur et ouverts sur un monde intérieur."