J’ai donc terminé Gros-Câlin : drôle, souvent déchirant, d’une grande mélancolie et un regard sur les humains qui donne à réfléchir. C’est tout le roman que je voudrais transcrire mais j’ai déjà mis quelques extraits ici. Pour clore avec ce livre que j’ai aimé, qui m’a émue, parfois bouleversée, ce dernier long extrait, la solitude dans toute sa splendeur (sa douleur?) Comme toujours c’est presque une traîtrise envers l’auteur de transcrire des pages d’un ouvrage, des pages qui hors de leur contexte ne peuvent être lues, comprises comme elles le devraient. Il s’agit donc du candide Monsieur Cousin, le narrateur, au langage spontané (mon fort intérieur) :
"Je me suis calmé peu à peu, et je fis un petit somme pour me récupérer. Je me récupérai du reste sans peine, indemne, avec toutes mes mutilations intactes et en bon état de marche. Je suis même allé dîner dans un restaurant chinois de la rue Blatte, où on est très bien, car l’endroit est tout petit, les tables et les personnes humaines sont très serrées les unes contre les autres et quand on est seul, on a l’impression d’être plusieurs, parce qu’on est au coude à coude fraternel avec les autres tables. On saisit des propos qui ne vous sont pas adressés, mais qui vous vont droit au cœur. On participe à des conversations, on profite des bons mots qui passent, et on a ainsi l’occasion de témoigner aux autres de son intérêt et de sa sympathie, et de leur prodiguer des marques d’attention. C’est la chaleur humaine. Là, dans cette ambiance fraternelle, je m’épanouis, je fais le boute-en-train dans mon fort intérieur, le cigare aux lèvres, je suis bien. La compagnie et la bonne franquette, c’est tout à fait mon genre. Je sais d’ailleurs parfaitement que l’on ne peut pas emmener son python dans un restaurant et je fais ce qu’il faut pour respecter les convenances. Cela s’était particulièrement bien passé ce jour-là, il y avait des couples d’amoureux, l’un à gauche, l’autre à droite, et j’ai eu droit à des mots doux, tendres, à la main serrée, à tout. C’est le meilleur restaurant chinois de Paris.
Je suis rentré chez moi après une journée aussi remplie, j’ai eu du mal à m’endormir. Je me suis levé deux fois pour me regarder dans la glace des pieds à la tête, peut-être y avait-il déjà des signes. Rien. Toujours la même peau et les mêmes endroits.
Je pense qu’il y aura une ouverture, cela ne se fera pas d’ici, mais de là-bas. Un moment de distraction dans la bonne marche, avec début de bonté, à la suite d’inattention. Je me suis d’ailleurs demandé pourquoi le printemps se manifeste seulement dans la nature et jamais chez nous. Ce serait merveilleux si on pouvait donner naissance vers avril-mai à quelque chose de proprement dit.
Je me suis donc examiné des pieds à la tête, mais je n’ai pas trouvé qu’un grain de beauté sous l’aisselle gauche qui était peut-être déjà là auparavant. Il est vrai qu’on était en novembre.
J’allais chercher Gros-Câlin mais il était de mauvais poil, refusa de s’occuper de moi et se coula sous le lit, ce qui est sa façon de mettre une pancarte avec « prière de ne pas déranger ». Je me recouchai, avec une horrible impression de mortalité infantile. J’entendais dehors les avions à réaction qui vrombissaient, les police-secours qui perçaient la nuit dans un but bien déterminé, les véhicules qui avançaient et je tentais de me réconforter en me disant que quelqu’un allait quelque part. Je pensais aux oranges de la lointaine Italie, à cause du soleil. Je me répétais également qu’il y avait partout des extincteurs d’incendie et que l’on continuait même à les fabriquer avec prévoyance, et que ce n’était quand même pas pour rien, de vaines promesses, que c’était malgré tout en vue de et dans le domaine du possible. Ma fenêtre est assez éclairée de l’extérieur par voie publique et s’il y avait une de ces échelles qui montent en cas d’urgence jusqu’à n’importe quel étage pour sauver les victimes, j’aurais pu apercevoir une silhouette humaine à l’horizon. Il est d’ailleurs parfaitement possible que l’on cherche à m’isoler, à me découvrir et à m’identifier, à me décrire et à m’introduire pour l’autodéfense de l’organisme, comme Pasteur ou la pénicilline, mais dans l’ensemble je crois qu’il y a des prix Nobel qui se perdent. Finalement, je me suis levé sous prétexte de pisser, j’ai pris Blondine* dans le creux de ma main et la plaçai sous ma protection. A plusieurs reprises, elle toucha ma paume de sa mini-truffe et c’était comme le baiser d’une goutte de rosée".
* (la souris blanche qu’il protège du python Gros-Câlin qui n’en ferait qu’une bouchée).
Pages 189-190-191.
Et cet autre extrait qui transpire de solitude, c’est ainsi que je le (la ?) ressens, profondément, et qui clôturerait ce blog/journal de belle manière, si j’en avais le courage. Je ne l’ai pas.
[…]
"Je suis parti et je courus vite rue du Roy-le-Beau pour voir si Mlle Dreyfus n’était pas rentrée mais il n’y avait personne. J’ai voulu laisser les violettes devant la porte mais j’avais de la peine à m’en séparer, c’était le dernier lien qui m’unissait à Mlle Dreyfus et je suis rentré chez moi à pied avec elles. Je marchais dans les rues du grand Paris avec mon foulard, mon chapeau, mon pardessus et mon verre d’eau* et je me sentais un peu mieux, à cause du courage du désespoir. Je regrettais à présent de ne pas avoir fait l’amour avec la bonne pute – je répète pour la dernière fois, ou je vais me fâcher, que je prends ce mot dans son sens le plus noble et le plus heureux – car j’éprouvais un surplus américain de moi-même pour cause d’absence et de zéro, dont seules la tendresse et une douce étreinte pouvaient me débarrasser. Lorsqu’on tend au zéro, on se sent de plus en plus, et pas de moins en moins. Moins on existe et plus on est de trop. La caractéristique du plus petit, c’est son côté excédentaire. Dès que je m’approche du néant, je deviens en excédent. Dès qu’on se sent de moins en moins, il y a à quoi bon et pourquoi foutre. Il y a poids excessif. On a envie d’essuyer ça, de passer l’éponge. C’est ce qu’on appelle un état d’âme, pour cause d’absence. Les bonnes putes sont alors d’un secours bien connu mais que l’on passe sous silence et sous mépris, pour éviter la hausse des prix. Mais moi je trouve que la vie pour rien, c’est ça, la vie chère".
*(dans lequel se trouve son bouquet de violettes).
Pages 212-213.
Romain Gary (Emile Ajar), Gros-Câlin, nouvelle édition 2007, Mercure de France
.
J’ai lu ce roman avec allégresse, sans tristesse aucune bien que le sujet - cette « fable émouvante sur la solitude de l’homme moderne » (4è de couverture) - me renvoyait sans arrêt à la mienne. Mais justement, j’y découvrais une raison de faire face, avec plus de force, de volonté.