Ce fut une journée ordinaire, mais épatante.
Messe quotidienne, les NCC et cette semaine passionnante sur le snobisme, le dandysme et donc ce matin avec Proust, A la recherche… Je reviendrai sur le sujet.
Puis je reçois trois mots : je presse ces trois mots contre mon cœur.
Après cela, comment dire, je fus sur un nuage toute la journée, animée d’une folle énergie. Qu’en ai-je fait ? J’ai dégivré mon congélateur en écoutant Callas ; le moment était tout à fait adapté, je crois que le feu qui était en moi a fait fondre l’épaisse couche de givre en deux temps trois mouvements.
Après-midi à la médiathèque. En rendant mon Gros-Câlin j’apprends que quelqu’un l’a réservé. Le chanceux ou la chanceuse ! Il n’y avait rien d’autre de disponible de cet auteur donc je suis revenue avec d’autres ouvrages, dont celui-ci que je viens de m’empresser de commander. Oui, il m’arrive d’acheter des livres que j’emprunte. Celui-ci donc, dès que je l’ai feuilleté j’ai eu envie de l’avoir dans ma bibliothèque :
Simone de Beauvoir, Ecrire la liberté de Jacques Deguy et Sylvie Le Bon de Beauvoir, Découvertes Gallimard, Littérature, 2008. Il y a plein de photos superbes. Comme celles-ci.
Qui a dit que les femmes féministes sont des laiderons ? Je la trouve vraiment belle. Ce petit livre est très complet avec un condensé de ce que fut sa vie, sa lutte, son écriture, son compagnonnage avec Sartre et en fin d’ouvrage des témoignages : Le Castor au miroir des autres, des documents et quelques extraits de sa correspondance amoureuse avec Nelson Algren (que j’ai lue lors de sa parution et qui d’ailleurs m’avait un peu déçue. Pourquoi ? Parce que je découvrais une femme comme les autres quand elle est amoureuse et que j’avais espéré lire des lettres plus intenses. Je pense par exemple à celles d’Anaïs Nin avec Henry Miller, bien plus foudroyantes). Extrait, Simone de Beauvoir rentre de New York où elle avait rejoint son amant. Cette passion réciproque se heurte cependant à la distance qui les sépare et à la différence de leurs vies d’écrivains :
Vendredi 26 septembre 1947.
Nelson, mon amour. Ça commence : vous me manquez, je vous attends, j’attends le jour béni où vous me serrerez à nouveau dans vos bras aimants et forts. Ça fait grand mal, Nelson ; mais tant mieux cette dure souffrance est de l’amour et vous m’aimez aussi, je le sais. Vous êtes si proche et si lointain, si lointain et si proche, mon bien-aimé […] Je veux communiquer aux gens la manière de penser qui est la mienne et que je crois vraie. Je pourrais renoncer aux voyages, à toutes les distractions, je pourrais laisser tomber mes amis et quitter les douceurs de Paris pour rester à jamais avec vous ; mais je ne pourrais pas vivre uniquement de bonheur et d’amour, je ne pourrais renoncer à écrire et à travailler dans le seul lieu du monde où mes livres et mon travail ont un sens. Mon amour, cela ne doit créer aucun conflit entre nous ; au contraire, je me sens très proche de vous dans cette lutte pour ce que je crois vrai et juste, vous aussi vous luttez. Mais tout en sachant que c’est bien ainsi, je ne peux m’empêcher de sangloter comme une folle ce soir ; j’ai été si heureuse avec vous, je vous aimais tant, vous êtes si loin.
Et voici ce qu’elle écrivait sept ans plus tôt à Sartre, son véritable amour, l’homme de sa vie. En mai 1940 Sartre est fait prisonnier.
Mercredi [fin juillet] 1940.
Mon amour,
Je suis un peu bien (sic) découragée – voici la fin de mois qui approche et il n’y a aucun signe de vous. Je me demande si mes lettres vous arrivent, j’ai tellement idée que non que ça m’en dégoûte d’écrire. Comme j’ai envie de vous voir – je rêve de vous chaque nuit, et toujours dans une atmosphère de cauchemar – et les réveils sont si pénibles – je me demande vaguement dans le sommeil pourquoi il y a une telle impression de tristesse liée à votre personne – et puis c’est parce que vous êtes hors de toute atteinte, mon amour. Je vous aime, il me vient des tas et des tas de souvenirs à fendre l’âme et je m’étonne de toutes les vertus qui vous parent dans ma mémoire et je sais que quand je vous verrai je serai encore plus étonnée de vous retrouver plus délectable que tous mes souvenirs. Mon doux petit, je ne peux pas m’empêcher de pleurer ce matin en vous écrivant tant j’ai envie de vous voir sourire, de toucher votre petit bras, d’être enfermée dans vos bras mon amour – cher petit être, cher visage ; comme vous étiez gentil avec moi, comme vous étiez précieux. Ah ! je m’ennuie de vous, je me languis de vous, le monde est vide (…) comme les jours sont plats. Je me sens d’une solitude profonde, sauf avec moi-même je ne peux échanger aucuns mots que je pense vraiment. Je ne fais rien que vous attendre du matin au soir tous les jours.
[…]
Il paraît qu’on va pouvoir envoyer des colis – j’y mettrai tous les livres que je pourrai et des victuailles.
[…]
Au revoir. Mon amour. Si seulement je croyais que ces lettres arrivent. Je suis toujours gaillarde quant au fond, mais j’ai une envie vraiment déchirante de vous voir – rien ne compte que cela. Vous m’êtes tellement présent, presque physiquement, petit être, tout cher petit être. Je suis toute effondrée de tendresse pour vous. Mon amour.
Votre charmant Castor.
Ci-après des notes relevées dans Télérama qui ne parlent évidemment pas de ces lettres (qui pourraient être de n'importe quelle inconnue aimante) mais de son écriture dans un sens plus général. "Certains ont moqué la langue de Simone de Beauvoir, jugée trop automatique, utilitaire, voire bâclée. A la relecture, ses textes frappent au contraire par leur souffle, leur lyrisme, leur puissance. On y sent un premier jet très vif, lucide et acide. "Elle invente un style, entre parole et écriture, analyse Danièle Sallenave. C'est une langue que j'appellerais "parole vive", une adresse impérieuse en forme de prise de pouvoir ; elle vise un objet, interpelle le lecteur. A la fin des années 60, elle se situe aux antipodes des thèses dominantes, qui prônent la mort de l'auteur, l'intransitivité." Simone de Beauvoir n'a jamais prétendu détrôner les grands de la littérature. A la fin de Tout compte fait, elle s'incline même : "Je n'ai pas été une virtuose de l'écriture. Je n'ai pas, comme Virginia Woolf, Proust, Joyce, ressuscité le chatoiement des sensations et capté dans des mots le monde extérieur. Mais tel n'était pas mon dessein. Je voulais me faire exister pour les autres en leur communiquant, de la manière la plus directe, le goût de ma vie. ""
Télérama, janvier 2008.
A part Simone de Beauvoir, j’ai emprunté un livre de Joë Bousquet, Le pays des armes rouillées, Mémoires, éditions Rougerie et Julien Gracq, La littérature à l’estomac (déjà lu). En fait ce sont trois livres peu épais, j’aime les "petits" livres des grands auteurs. En cours, toujours, Romain Gary, La nuit sera calme.
J’ai terminé mon passage à la médiathèque par une visite de l’exposition Années 20 - Années 30, Les esthétiques du livre :
L'entre-deux-guerres est une période éditoriale foisonnante, où les progrès techniques de l'édition le disputent à la création graphique. L'exposition dresse un panorama de la production éditoriale bretonne, mais aussi française, des « années folles » au Front populaire.
Me revient le souvenir du tournage du téléfilm de Daniel Vigne en 1996 avec Stéphane Freiss, Anthony Delon, Mathilde Seigner et deux jours de figuration en plein hiver, des heures d'attente à nous geler (les figurants) à Locronan et Pont Croix.
Après cette belle journée je pouvais rentrer le coeur léger, j'avais de quoi passer quelques heures en bonne compagnie. Je pensais à ces trois mots qui m'étaient destinés, je riais de bonheur.