samedi 11 décembre 2010

Ma nuit sera longue

Je viens de finir La nuit sera calme de Romain Gary. Depuis le temps que j’en parle. J’ai mis du temps ou plutôt, j’ai pris mon temps pour le lire. Je n’avais pas envie qu’il se termine, j’en voulais encore de son "Je".
Ce n’est pas un roman et retranscrire les trois dernières pages de l’ouvrage n’en dévoile pas l’essentiel. Ce ne sont pas les quelques extraits que j’ai retranscrits ici et , qui suffiront à remplacer la lecture des 316 pages de ce merveilleux document.

F.B. : Le bonheur en tant que quiétude intérieure, tu connais ? La paix de l’esprit ?

R.G. : La paix de l’esprit, ça ne m’intéresse pas du tout, la sérénité, le détachement, la communion avec l’univers, je ne vois pas ce que ça peut offrir à un homme qui a toujours aimé ici. Mais c’est très bon contre les querelles entre automobilistes, contre les agressions à main armée et les brutalités policières, il faut mieux pratiquer le zen que le karaté. La tranquillité, tu sais… Je serai assez tranquille quand je serai mort, c’est fait pour ça… J’avais un pilote, dans mon escadrille, Bordier. Quand il mettait ses gants, avant de monter en avion, il regardait le ciel, les étoiles, puis il disait, avec satisfaction : "La nuit sera calme". On revenait chaque fois en morceaux, après avoir perdu des équipages, mais il répétait toujours, très content, derrière sa petite moustache : "La nuit sera calme." Et puis, il n’est pas revenu, lui non plus… Ça a fait dans le ciel une boule orange… Je crois que c’était un type qui rêvait de tranquillité… Ça m’arrive, évidemment, ça m’arrive…
Page 281.
[…]
F.B. : Tu vis seul ?

R.G. Disons plutôt que je vis avec Miss Solitude et je m’y attache un peu trop, c’est vrai, ce serait un peu triste de prendre le pli, je n’aime pas les plis… Les deux dernières Miss Solitude 1972 et 1973, ont été de vraies reines de beauté dans le genre personne… Mes deux chats Bippo et Bruno sont morts, et notre vieux Sandy – celui à qui j’ai dédié Chien blanc – a choisi de vivre avec Jean Seberg, après mûre réflexion. Il y a plus de monde pour s’occuper de lui là-bas. Je ne lui en veux pas, mais il faut bien dire qu’en vieillissant, il est devenu un peu égoïste. Parfois une secouriste vient me faire un bouche-à-bouche et puis me quitte parce que les femmes n’aiment pas tellement les adolescents… Mon fils monte me voir tous les jours pour voir si j’existe vraiment et comme je l’adore, je ne sais pas lui parler, il a onze ans et il m’intimide… Mais quand tu dis "seul", tu parles de quoi ? Compagnie ? Ou affection ?

F.B. :
Affection.
R.G. : Oui, évidemment… Mais il y a de bons moments. En novembre dernier, je me suis cassé la gueule, on m’a transporté à la Salpêtrière, service des urgences… Qu’est-ce que j’ai eu comme droit à l’attention, aux petits soins, à l’affection ! Deux médecins, deux infirmières, du cousu main, de la gentillesse… Je ne voulais plus m’en aller. La Salpêtrière, je recommande.

F.B. :
Et… pour l’essentiel ?
R.G. : Évidemment, c’est inguérissable, je rêve encore de tomber amoureux, mais ce qu’on appelle tomber !... Seulement, à soixante ans, c’est très difficile, à cause du manque d’espace, d’horizon devant soi… Ça manque de large, maintenant, on ne peut plus s’élancer… L’amour, ça va très mal avec les restrictions, les limites, avec le temps qui t’est compté, il faut croire qu’on a toute la vie devant soi, pour s’élancer vraiment... Sans ça, c’est de la crème Chantilly… On a presque fini, non ?

F.B. :
Presque. Des regrets ?
R.G. : Je n’ai pas assez écrit et je crois que je n’ai pas su assez aimer.

F.B. : Des fantômes ?

R.G. : Tous… Mais c’est sans intérêt, des histoires d’avions qui ne sont pas revenus… et qui se mettent à revenir, trente ans après.

F.B. : La mort ?

R.G. : Très surfait. On devrait essayer de trouver autre chose.

F.B. : Et sans humour ?

R.G. : J’ai connu un vieux maître d’hôtel, un Noir de la Louisiane, qui a demandé la météo avant de mourir pour savoir si le vol allait être agréable ou agité…

F.B. : Pas la moindre rêverie d’un au-delà ?

R.G. : Une seul. Sandy-le-chien vient me chercher. Il a quelque chose de très urgent à me montrer, il veut me mener quelque part. Je le suis. On est sur un sentier de montagne qui monte dans le soleil. Sandy court devant moi, revient pour s’assurer que je le suis… Je le suis. Et puis je me vois marchant derrière lui et on s’éloigne et on s’efface tous les deux dans la lumière… Musique. C’est en Technicolor, un film Paramount 1930, et c’est un rêve qui revient régulièrement. J’ai dû commencer à aller au cinéma quand j’étais trop petit…

F.B. :
Tu as été heureux ?
R.G. : Non… Si. Je ne sais pas. Entre les gouttes.

F.B. : Qu’est-ce que c’était le bonheur pour toi ?

R.G. : C’était lorsque j’étais couché, j’écoutais, je guettais, et puis j’entendais la clé dans la serrure, la Porte qui se refermait, j’entendais les paquets qu’elle ouvrait dans la cuisine, elle m’appelait pour savoir si j’étais là, je ne disais rien, je souriais, j’attendais, j’étais heureux, ça ronronnait à l’intérieur… je me souviens très bien.

F.B. : Et pour conclure ?

R.G. : La nuit sera calme.

Cimarron, mars 1974.



Je devrais maintenant pouvoir entrer… en hibernation, avec Miss Solitude.