La première fois que je l'ai vu c'était il y a un an, je venais d'emménager depuis peu en ville. Il devait être 21 heures, à cette heure-là, la biscuiterie avait fermé ses portes et rempli ses poubelles de quelques cartons vides et peut-être de quelques galettes ratées à la cuisson. Je descendais ma poubelle et je vis un homme, barbu, avec son chien; il fouillait dans les poubelles de la biscuiterie. Je lui dis bonsoir, il me répondit avec un regard aussi doux que celui de son chien. Il faisait très froid. Je remontais rapidement, le coeur serré, dans mon appartement bien chauffé. Dans un petit sachet je mets ce que je trouve, quelques tranches de pain, de la charcuterie, une pomme. J'avais peur de le vexer. Je redescends en courant les escaliers, espérant qu'il soit toujours là et lui remets ce petit paquet frugal avec un sourire en le regardant droit dans les yeux. Il me remercie gentiment, je n'ose pas lui parler et je remonte en espérant ne pas l'avoir humilié.
Depuis ce jour-là, je le croise régulièrement en ville ou le long des quais. Il a un vélo et son chien l'accompagne toujours. Sa barbe est de plus en plus fournie. J'ai rarement vu un regard de "clochard" - est-il clochard? SDF? je n'en sais rien - aussi lumineux. Il a une tête de Christ. Il faisait nuit lors de notre première rencontre mais il me reconnaît. Je lui dis bonjour avec un sourire quand nous nous croisons et il me répond par un "bonjour madame" chaleureux. Son chien est son fidèle compagnon et il lui obéit, un seul regard semble suffire entre eux pour que l'un comprenne l'autre. Quand ils arrivent aux feux, lui à vélo, son chien sans laisse à ses côtés, celui-ci attend sagement au feu rouge, en regardant son maître.
Hier, au centre ville, je l'ai aperçu près de la poste, il avait posé son vélo près d'un pont et était en train d'attacher son chien au guidon, l'abandonnant pour aller je ne sais où mais pas à la poste. Nous traversons ensemble au feu vert et en nous croisant nous disons bonjour. Il s'éloigne moi je rejoins ma voiture et je vois le regard inquiet du chien suivre son maître. Quelques minutes plus tard, dans ma voiture cette fois, je me retrouve au feu et je vois l'homme qui détache son chien qui frétille de la queue et qui repart.
Me voilà rassurée aussi.
Je ne sais pas pourquoi cet homme me touche. Difficile de lui donner un âge, 40? 50? Je ne l'ai jamais vu avec la moindre canette de bière ni alcoolisé, ni se joindre à un petit groupe de SDF sur les quais qui, du matin au soir, s'enivre de bière. Il y a une dignité dans sa pauvreté, une lumière, une chaleur dans son regard qui me bouleverse. Il m'est arrivé d'avoir envie de lui donner quelques euros mais je n'ose pas. Que pourrais-je lui dire? Pour nourrir votre chien? Pour vous? Il faudrait pour faire cette démarche que j'ose lui parler un peu, pour deviner qu'elle est sa vie, sa précarité et voir ainsi si je pourrais me permettre ce geste, sans le blesser. Ce n'est pas l'envie qui me manque mais je n'ose pas. Il ne fait pas la manche, surtout ne pas l'humilier. Je ne l'ai jamais revu non plus fouiller dans les poubelles de la biscuiterie.
Je suis contente quand je le croise, je sais qu'il est en vie.