dimanche 3 juillet 2011

Violette Leduc 2. "Une descente de soleil "pétrifiée" par Van Gogh"



A SIMONE DE BEAUVOIR(1)

[Paris.] Vendredi matin [octobre1945]

Il y a huit jours, devant vos cahiers, devant monsieur Sartre, devant vos forces intellectuelles, vos ardeurs créatrices, je n’ai pas osé vous le dire : j’ai acheté les hebdomadaires. Votre pièce(2) a eu une fameuse critique (j’ai lu aussi les réclamations pour la Comédie française). J’ai été soulagée pour vous. Hier, dans les Nouvelles, on parlait de vous pour le Goncourt… Quand je vois votre nom partout, je crois que je rêve.
Je pense que mon journal-suite(3) vous a déplu. J’avais montré les treize premières pages à Nathalie(4). Je lui ai dit tout. Nous parlons de vous deux continuellement. Mais ce journal, je peux le détruire devant vous car je dois me punir : au début de l’Evénement(5), je l’ai souillé. Je l’ai dit à Nathalie, je l’ai dit à Alice. J’ai montré d’abord le journal à Nathalie… Je ne vois plus Alice mais j’ai invité Colette Audry avec Nathalie pour demain soir et chez moi. Ce sont des trahisons. Vous avez senti tout ça et vous m’avez rejetée de l’amitié et je vous comprends. De mois en mois, je perds mes forces, mon assurance et vous détestez les faibles, les chiens battus.
[…] Vous m’aviez encouragée et je ne travaille pas. Je pleure partout. Je crois que vous me méprisez et ça me paralyse. Je continue les petits voyages(6) comme une automate. Que faut-il faire ? Parlez-moi durement. Conseillez-moi. J’obéirai. Je vous demande pardon pour la gaucherie de cette lettre mais je n’arrive plus jusqu’aux mots. Je vous serre la main de tout mon cœur.

Violette Leduc

1. En février 1945, V. Leduc est présentée à S. de Beauvoir qui accepte de lire le manuscrit de L’Asphyxie. D’emblée Beauvoir reconnaît son talent. Dès lors elle suivra de très près son travail en la soutenant jusqu’à la fin […]
2. Les Bouches inutiles.
3. Il s’agit de L’Affamée, où V. Leduc transpose, sans la moindre réserve, sa passion pour S. de Beauvoir, nommée « elle » tout au long de l’œuvre. Le livre paraîtra aux Editions Gallimard en novembre 1947.
4. Sarraute. Rencontrée au printemps 1945, ainsi que Colette Audry, lors d’un déjeuner organisé par S. de Beauvoir.
5. V. Leduc nommera ainsi, dans La Folie en tête, sa première rencontre avec S. de Beauvoir (en février 1945).
6. V. Leduc se ravitaillait en Normandie, dans le village d'Anceins, près de Laigle, et revendait les produits au marché noir.


[Villefranche] Samedi 20 août 1949.

Chère Simone de Beauvoir,
Sept heures du matin. Ma fenêtre n’a pas été refermée depuis que j’occupe la chambre. Je suis à Villefranche, en pension dans un café-restaurant chic. L’eau est à mes pieds avec les barques et les pêcheurs qui proposent des promenades en mer. Le soir, le port ressemble à feu la rue de Lappe. Je dîne dehors et je regarde les passants, les dîneurs. Je me couche à neuf heures et demie. Je dors bien sans somnifère et déjà, je ne comprends plus qu’on puisse vivre rue Paul-Bert*. C’est agréable de se regarder dans la glace quand on a bonne mine. Mes moments préférés ici sont sept heures du matin et le crépuscule pour la lumière, l’absence de soleil, sept heures du matin pour les pêcheurs qui ont reconquis leur port, qui voilent la chaussée avec leurs filets marron, roussâtres. Je ne me promène pas, la campagne ne m’attire pas, mais cela viendra. Il y a beaucoup de trains ici qui longent la mer. C’est actif, viril. Je les vois dans l’œil de Van Gogh. Pendant mon voyage, après Arles, j’ai vu une descente de soleil avec les cercles de hachures et je me disais que je n’aurais pas observé les hachures si Van Gogh n’avait pétrifié sa vision pour nous. J’ai contemplé hier des yachts, j’étais même fascinée par cette richesse. Il y en avait un très grand, très ancien, avec sur le pont de petites filles de quatre ou cinq ans très 1830. L’équipage a installé la passerelle, a mis un tapis neutre dessus, les propriétaires sont venus et ont mis pied à terre. La femme avait le visage de Ludmilla Pitoëff il y a vingt ans. Sa politesse était exquise. J’ai vu le même jour l’arrivée d’un paquebot hollandais avec six cents passagers qu’on a fourgués dans des autocars pour Cannes, etc. Le paquebot immobile me plaisait autant que les immeubles de Paris la nuit. J’ai apporté mon cahier mais je ne travaille pas. Je me consacre à l’oxygène. J’oubliais ceci : Alice Cerf avait dit à l’amie de Corniglion-Molinier que j’étais à Villefranche. Elle est à Beaulieu. Elle est venue ici au café pour me voir et m’a emmenée en auto au cap Ferrat. Il y a là un grand hôtel luxueux 1900. Je voyais Proust en vacances dedans. Je le répète : vous êtes dans mon corps, dans mon esprit, dans mon cœur tous les jours. Je vous aime. Je vous écrirai.

Violette Leduc
* Son modeste deux-pièces de Paris (XIè arrondissement).


Mercredi trois heures de l’après-midi [Paris, {fin novembre} 1949]

Chère Simone de Beauvoir,
Quelle bonne soirée… sans arrière-pensée, sans doute de ma part. Comme je vous aime dans la pureté avec l’espoir de vous aimer toujours ainsi et celui de vous dire dans mes lettres que je m’égare parfois. Je n’ai pas dormi une minute mais je revivais avec confiance les heures avec vous. Quels beaux encouragements vous m’avez donnés. Remerciez Sartre de ma part. Comme sa dédicace* résonne juste. Son écriture est lyrique, surtout sa signature. Je suis heureuse aujourd’hui. Ce que j’ai me suffit. A midi, dans ma pièce vide j’ai valsé au son d’une valse musette à la radio. Dans mon tourbillon de solitaire, c’était vous que j’entraînais, que j’entraînais dans ma gaîté. J’attends que la soirée d’hier refroidisse pour me remettre au travail, vous donner tous les mots que j’écris.
Je suis fière de vous aimer ainsi.

Violette Leduc
* Les chemins de la liberté, tome III : La Mort dans l’âme, Gallimard, 1949 : « A Violette Leduc pour qui Simone de Beauvoir m’a donné tant de sympathie et L’Affamée tant d’estime. »


Lundi 9 juin [1952]

Chère Simone de Beauvoir,
Dix heures du soir. Je suis couchée, ma fenêtre est ouverte et le ciel bleu encore aimé du jour avance en avant comme si c’était la mer. La musique m’a fait beaucoup pleurer aujourd’hui (Orphée de Gluck, concerto de Vivaldi pour deux violons et cet Adagio d’Albinoni pour violon et orgue dont je ne me lasse pas). Êtes-vous à Florence ? Un oiseau aventurier passe devant le ciel pendant que je vous écris, un oiseau unique, très retardataire.
J’ai revu hier le petit Venise avec Madeleine. Quelle belle campagne à demi sauvage, aux vergers abandonnés. On sème dans le champ mais on laisse la mauvaise herbe étrangler le plant. Quelle solitude.
Tous les troènes étaient en fleurs, jusque dans les rosiers sauvages. Je me souvenais du fou d’Ars. J’avais peur. Madeleine m’a rassurée.
Jean Genet m’avait invitée à déjeuner chez lui à Montmartre. Je l’ai revu samedi. Il a été charmant, absolument charmant comme dirait une très vieille dame. J’ai admiré son teint, son complet, son installation, ses chaussures de luxe, les beaux lys qu’une dame lui avait offerts. J’ai vu sur le mur la photographie de Jean Decarnin. Quelle énergie, quelle résolution dans la beauté de ce garçon. Je lui aurais volé volontiers la photographie de Lorca. Je vous raconterai tout cela quand je vous reverrai. Genet avait des yeux heureux. J’étais bien contente pour lui.
J’ai vu le film Jeux interdits* et Mademoiselle Julie** dans mon quartier. Je vous en parlerai. Le premier m’a bouleversée. Le jeu de la petite fille est extraordinaire. Traduire ainsi la détresse c’est de la divination. Je vous conseille de le voir. Mlle Julie m’a déçue sauf quelques passages saisissants dont je vous parlerai aussi (le cabinet luxueux dans le jardin, le petit garçon maculé d’excréments, etc.)
Oui, c’est très ennuyeux Les Mémoires d’Hadrien. Quelle fausse grandeur dans les phrases. Souvent des notations justes mais moins profondes qu’elles semblaient dès qu’on s’y arrête. Comme un long ronron rhétorique. J’ose vous le dire : elle écrit moins bien que moi quand elle parle du sommeil et des dormeurs. C’est un gros travail inutile en tant que littérature.
[…]
On m’avait envoyé une place pour la générale de La Parade d’Adamov (je ne sais pas qui l’avait envoyée). Quelle pauvreté d’impuissant. J’ai aperçu Jacques Prévert. Quel vieux monsieur gras et éteint. Est-ce l’effet de sa chute. J’ai revu aussi Clara Malraux minable, peu entourée. C’était pitoyable. J’ai quitté la salle au début de la deuxième pièce (« Service des Pompes ») et me suis engouffrée avec soulagement dans le métro du retour. C’est cela le théâtre d’avant-garde ? Il me semblait que je sortais de l’enfer de la nullité.
A demain chère Simone de Beauvoir. Je vous aime et je pense à vous.

Violette Leduc
* De René Clément.
** Film suédois d’Alf Sjöberg.

Violette Leduc, in Correspondance 1945 - 1972, éditions Gallimard, collection Les Cahiers de la nrf, 2007.