samedi 2 juillet 2011

Violette Leduc 1. "L'Algérie dans mon lit, la Savoie à ma porte"

"Les montagnes de pierre poudrées légèrement de neige,
les sapins en bronze"
Morzine

A JACQUES GUERIN

[Morzine,] mercredi neuf heures du matin [janvier 1950]

Cher Jacques,
Ma première nuit à Morzine a été magnifique malgré un rêve tumultueux pendant mon sommeil, une dispute avec vous dont je n’aurais pas triomphé à quatre heures du matin dans mon lit de Paris car cette dispute m’avait éveillée et m’avait coupé le souffle. Je vous écris au lit, dans ma chambre au-dessus du salon de coiffure de mademoiselle Marie Baud. J’ai un édredon gonflant, une bouillotte, du chauffage central enfin j’ai l’Algérie dans mon lit et la Savoie à ma porte. Tiens, des grelots à l’instant même… Les plafonds de bois roux me plaisent beaucoup. Ils suggèrent les jambons fumés des campagnes. Comme j’aime l’industrie du bois, de ce bois qui n’est pas encore façonné, mais découpé en longues planches jaune tendre, tassées, rangées les unes sur les autres comme des feuilles de cahier. Je vois rue Paul-Bert le déchargement de ce qui a été coupé ici. Encore des grelots d’opérette… A force de voir ce bois blanc, je m’étais mise à penser à mon cercueil de sapin avec une indifférence réconfortante pendant que nous roulions en automobile.
Jean vous a téléphoné à Nantua. Comme je l’enviais. Je n’ose pas vous parler des montagnes tellement je les aime. Ce sont des créations de Dieu. J’en suis convaincue. Je pense souvent au paysage de montagnes entre Thonon et Morzine. Je préfère l’immensité en hauteur à l’immensité en surface qui est celle de la mer. Quelle nature stoïque, virile. Je l’aime comme j’aime les êtres froids, réservés. La nuit dernière je m’éveillais, je me sentais protégée par leur puissance, leur solitude, leur silence. Comme je suis loin des clapotis nocturnes autour des barques de Villefranche… C’est toujours la même histoire : ce qui est inhumain soulage. J’ai admiré surtout les montagnes de pierre poudrées légèrement de neige, les sapins en bronze. On a devant les yeux de grands paysages vert de gris entièrement sculptés. J’ai vu dans une rivière un bloc de pierre rond sur lequel avait poussé des branches. Il ressemblait à votre île en plus puissant, en plus simple. Il en avait l’élégance. La nature entre Thonon et Morzine m’a bouleversée. Je pourrais vivre ici des semaines sans mettre le nez dehors tellement ce souvenir est fort. […] Je vous écrirai bientôt. Je vous embrasse très affectueusement.

Violette


Au seuil de l'éternité, Vincent Van Gogh

[Montjean.] Vendredi 21 juillet 1950

Cher Jacques,
Je suis arrivée lundi à Montjean. J'ai d'abord été très déçue par le bourg qui n'est ni  la campagne ni la ville et dont les maisons sont pauvres et laides. Je couche chez l'habitant c'est un vieux ménage délabré (genre Le Vieillard au seuil de l'éternité de Van Gogh).
Ma chambre est grande, avec deux Christ en ivoire d'une maigreur imbattable. J'ai une maison devant ma fenêtre, moins de ciel que devant ma fenêtre de Paris mais je suis neuf heures dehors. Je me lève à huit heures, je sors à neuf, je marche pendant deux ou trois kilomètres puis je travaille une heure et demie ou deux, le dos appuyé contre un tas de foin, dans les prés qui bordent la Loire. Le roucoulement funèbre de la tourterelle accompagne souvent mon travail. Le parfum de votre huile à brunir - qui me rappelle l'odeur du caramel de ma grand-mère - attire les abeilles et les guêpes. je m'habitue aux petites araignées qui voyagent sur mes jambes, sur mes bras. A midi, je range mes outils, je reviens au bourg et je me baigne un quart d'heure dans la Loire. Je traverse un pont d'une grande beauté (j'ai compté mes pas dessus : sept cents). Ensuite c'est le déjeuner dans une salle commune où il y a beaucoup de petits enfants parisiens, des ouvriers de chez Citroën avec leur femme. Ces "congés payés" m'agaçaient au début. Maintenant je les aime bien. je suis seule à une petite table, je ne parle à personne. Je lis Le Figaro, étendue sur mon lit, je suis avec minutie la guerre de Corée. A trois heures, je repars dans les campagnes, je re-travaille contre une meule de foin, je lis, je marche, je reviens, je dîne, puis j'admire le paysage du soir : la Loire, les sables devenus roses, une île de verdures qui me fait penser au petit Trianon. Quel fleuve aristocratique, quel fleuve de luxe. Je me couche à neuf heures et demie. Je n'ai pas déballé le poste. Un air de musique ferait chanceler ces déshérités. Je manque de lectures. Pouvez-vous m'envoyer quelques livres à votre choix? Je vous les rendrai à mon retour. Pouvez-vous y joindre un flacon d'huile à brunir (pour me protéger. Je suis déjà une tomate). Pouvez-vous enfin me faire acheter des plumes au modèle ci-joint. C'est la marque Blanzy Poure (n° 723 mais je n'en suis pas sûre). Mais j'abuse peut-être. Merci d'avance pour ce que vous ferez. Je vous ai décrit avec minutie l'emploi du temps qui sera celui de mes vacances.
J'envisage pour janvier-février, si les événements mondiaux le permettent, si je ne pars pas avec Jean(Boy), un séjour dans le Midi soit dans un hôtel modeste, soit dans une chambre-cuisine. Maintenant parlez-moi de vous en m'écrivant. Je ne suis pas gâtée en courrier.
Je vous embrasse très affectueusement, je veux dire trois fois. Embrassez Jean, votre maman pour moi.

Violette

Violette Leduc, in Correspondance 1945 – 1972, Gallimard 2007.