(Chocolat Kohler, souvenir d'enfance,
nous collectionnions les images Les Merveilles du Monde)
Zurich, été 1968
Promenade mentale à travers la ville (Zurich)
En m’engageant dans ma ruelle je suis enténébré par des maisons dont la pierre de taille, marquée de cicatrices, me serre de près. Aux fraîches ténèbres qui m’engloutissent s’ajoute un certain vertige dû aux murs de guingois, au pavé bosselé ; une vague de vapeur pierreuse. Après ce goulot, la ruelle s’ouvre sur une petite place avec une fontaine, un arbre et des escaliers qui mènent à la rivière.
[…]
"Je vais en ville" dit-on chez nous, et c’est comme si on partait en voyage ou en expédition. Où est donc la ville ? Précisément dans le noyau urbain, dans le centre – dans la ville d’autrefois. Hors de ce noyau central, ce n’est manifestement pas la ville.
Dans la très grande majorité des villes suisses, le citadin ne peut choisir qu’entre deux solutions : la "ville" vivante, pétillante, pleine de sève, et la zone morte des quartiers-dortoirs, des "quartiers pénitentiaires". Le centre, le centre urbain, correspond à la vieille ville, à la ville intérieure, produit des temps passés qui a été, un peu comme une city, meublé, garni, élargi ou noyauté.
Berne en est un bon exemple. Berne, dans sa disposition, est assurément une ville, mais c’est une citadelle, une ville fortifiée du Moyen Age. Berne consiste en une vieille ville, lourde comme la pierre – elle va de la gare jusqu’à la Fosse-aux-Ours -, avec des arcades, des fontaines, des portes, mais peu de places. Berne est un monument. C’est ce que ressentent les étrangers quand ils découvrent sa plastique depuis le Rosengarten, et ils la louent haut et fort quand ils s’amassent autour de la tour de l’Horloge.
A Zurich, c’est déjà mieux. Je suis loin de me sentir banni quand je quitte le centre. Zurich comporte plusieurs secteurs urbains, a "de la ville en stock", bien avant que commencent les ceintures d’exil.
J’ai vécu dans plusieurs quartiers de ce genre, et je n’ai jamais eu l’impression d’être mis à l’écart. Au Seefeld par exemple.
Le Seefeld, au fond, est un quartier qui tient de la station balnéaire à l’ancienne, mais aussi du parc – et du complexe de plaisance avec hôtels, pensions, villas -, et qui avec le temps, sans doute insensiblement, a été rattrapé et noyauté par la "ville". Mais l’atmosphère de parc, de villas et de détente y reste encore partout perceptible.
[…]
Et puis la VILLE a atteint et dépassé ces sanctuaires de jadis, avec tout le vacarme des voitures et des trams, avec les magasins, l’affairement, les sous-locations. Peu à peu ces résidences se vident, certaines, par suite de banqueroutes ou faute de personnel, ne peuvent plus être entretenues, changent de mains et se retrouvent à remplir une pure fonction d’apparat. D’autres se délabrent, toutes prennent de la patine, et soudain le jardin d’EDEN jouxte le vacarme du centre.
Une ville vivante, une ville où la vie vaille la peine d’être vécue doit scintiller, posséder toutes sortes de paysages urbains. Elle doit porter en elle l’autre, l’étranger. Elle doit par exemple, comme le 4e arrondissement de Zurich, avoir un quartier italien à elle avec ses vingt – ou cinquante ? – bars, restaurants, pizzerias, bistrots et cantines cent pour cent italiens dans un mouchoir de poche ; avec l’incomparable langue lumineuse de "Longstreet" la nuit ; avec une activité commerciale plus visible dans et devant les boutiques souvent miteuses de tissus, de chaussures et de linge, les brocantes, les magasins de bouffe, le commerce de rue proprement dit. Ici les enseignes sont en italien, les cinémas ont des programmes populaires comme dans le Sud, ici l’on a ses fanfares à soi qui défilent, ses malheurs et ses crimes bien à soi.
Pourquoi les vieilles villes et les quartiers du XIXe siècle vieillissent-ils bien, malgré les atteintes du temps ? Parce qu’à l’époque régnait une idée de la ville qui entendait prendre en compte et satisfaire toutes les conditions de vie imaginables, et, en plus ou à cause de ça, exprimer son époque ou annoncer l’avenir.
[…] Un alignement de casernes-dortoirs, sans autre attrait ni fonction, n’embellit pas avec l’âge.
Partant de l’architecture, on pourrait ainsi comprendre notre mentalité :
La ville, nous l’avons, elle est historiquement signifiante, esthétiquement reconnue, attirante touristiquement – alors, à quoi bon une ville nouvelle ?
La ville doit rester comme elle est. C’est pourquoi il n’est jamais question que d’entretien et de préservation, afin que rien ne change (au tableau) et qu’aucun ajout ne vienne déranger (sa silhouette).
Paul Nizon, in Les premières éditions des sentiments, Journal 1961-1972, éditions Actes Sud 2006.
Nizon parle beaucoup de la Ville dans ce journal et de la Maison. Il est alors en train d’écrire Dans la maison, les histoires se défont qui sera publié en langue allemande en 1971 et chez Actes Sud pour la traduction en 1992.
Quelques photos de Seefeld dont parle Nizon :
Hôtel Eden au lac, Seefeld, Zurich
Sculpture "Heureka" de Jean Tinguely 1964, Seefeld, Zurich
Paul Nizon, rappel ici et là.
C'est la première fois que je vois des photos de Zurich. J'imaginais une ville sombre, grise. Pourquoi? Je n'en sais rien. En découvrant ces images, je n'ai plus aucune envie d'aller à Zurich pour mourir! Non mais!