jeudi 31 mars 2011

Paul Nizon, "Je"


1er janvier 1972, Zurich

Réunis à quelques-uns pour fêter la Saint-Sylvestre chez Peter Keckeis, il est question des mafiosi qui font la loi dans le Tessin. Ça ferait un sujet, dit quelqu’un. Pourquoi un écrivain suisse ne s’empare-t-il donc pas de ça ? Pourquoi nos auteurs ne traitent-ils plus les sujets d’actualité ?
Premier argument de défense. C’est du matériau de magazine, tout juste bon pour un roman documentaire ou un reportage. Je ne peux quand même pas prendre n’importe quel sujet, qu’il relève ou non de mon monde poétique. Ai-je seulement le choix ? Mais, avec votre monde poétique, objecte l’autre, vous finirez peut-être enfermé dans une tour d’ivoire. Raffael Ganz, par exemple, a pris une histoire de travailleurs immigrés et en a tiré quelque chose. Et d’une façon générale, m’entends-je dire, tous les livres des grands auteurs, ou en tout cas beaucoup (Tolstoï : Guerre et Paix, Flaubert : Madame Bovary, Zola…), sont pleins de sujets contemporains. Ne pas se borner à "regarder son nombril", comme dirait Farner, qui fait volontiers ce reproche de nombrilisme aux sujets privés, aux mondes privés des poètes, à leurs choses "intérieures". […]
Qu’ai-je donc, dans le principe, contre cette méthode ou cette manière à la Digglemann ? contre l’idée qu’un homme s’empare d’un thème "public" et le soumette, comme on dit, à sa liberté poétique ? Est-ce méfiance pour la littérature à programme, pour la construction, voire pour l’"invention" ? Une objection artistique ? Je voudrais dans mes récits, ne faire dire que "je". Wolfe. Mais pour l’amour de Dieu, pas d’art appliqué, pas de construction. Surtout pas. D’autre part je n’ai rien, dans le fond, contre quelqu’un comme Per Olof Sundman, qui dans tous ses romans, dans L’Enquête, dans L’Expédition, même dans Le voyage de l’ingénieur Andrée, part de ce genre de constructions ou d’inventions. Il y a un peu de ça aussi dans Cœur de lièvre d’Updike, et tout compte fait chez Mailer aussi, dans certains livres. Dieu sait combien j’aimerais conquérir, dans mes récits, le vaste océan de notre quotidien actuel. Mais plutôt à la façon d’un Saul Bellow (que je n’apprécie pas particulièrement, cela dit). J’aime son art d’évoluer avec le plus grand naturel dans un banal aujourd’hui (le même aujourd’hui que diffuse et orchestre en permanence l’encre noire de la presse quotidienne).
Bien sûr, je payerais cher pour pouvoir m’évader hors de la "littérature" et atteindre la "réalité", j’entends la consignation écrite de notre réalité, une consignation qui la suggérerait à l’état encore brut, de manière directe et émotionnellement parlante. Question d’optique. Dans ce quotidien qui est le mien, quelle réalité prendre en compte et mettre sur le papier ?
Telle est la question qui m’occupe en ce moment. Ne pas me retirer dans une province poétique, mais piquer une tête dans la réalité…
M’engager sur un terrain nouveau, donc. Je voudrais en ce moment pouvoir écrire comme Saul Bellow (en mieux). Je pense à une écriture grandiose et rigoureuse de diariste, libre, sauvage, tendre, personnelle mais imprégnée par l’époque. Ce serait donc quand même un récit où je dirais "je", un récit non fictif, dans la famille des Céline, Miller, Wolfe, mais aussi de Svevo et de Robert Walser ? Toujours sans construction.


6 mars 1972, Zurich

Je bute en ce moment sur une certaine difficulté : jusqu’ici, je n’ai jamais utilisé que de l’autobiographique, du vécu. J’ai dédaigné et refusé l’invention. Ce point de vue subjectif sur mon monde privé (que j’ai laissé derrière moi), j’en ai usé et abusé, dans la Maison, en élevant la maison au rang de métaphore de l’escroquerie sur la vie. […]
Je pense à me défaire des matériaux purement personnels (passés) et à m’embarquer (à contre-cœur*) dans l’invention, la fable et la fiction. […]
C’est à cette croisée des chemins que je me trouve en ce moment. […]
[…]
Chez les Allemands de la plus jeune génération, la critique du langage ou de la parodie des lieux communs, qui dénonce les normes linguistiques et la vie stéréotypée qui va avec, sont aussi une manœuvre d’évitement visant à contourner l’invention et la fiction, en particulier l’action. Mais qu’en est-il de Thomas Bernhard ? Chez lui, ce sont de grands monologues qui évoquent certes, accessoirement, quelques bribes d’action, mais l’action en reste quand même au stade de l’encerclement théorique.
Pour sortir de ma fixation sur mon passé, il faudrait donc que je m’arrache bon gré, mal gré au "je" pour passer à des thèmes objectifs, c’est-à-dire inventés, et les "manipuler". Bon sang, mais qu’est-ce qui me gêne à ce point dans cette idée, qu’elle me soit suggérée par d’autres ou par moi-même ? Eh bien, j’ai très clairement peur de m’"appauvrir". Disons : j’ai peur de devoir sacrifier ma seule propriété, mon monde intérieur.
Et que serait donc ce "monde interne", ce "monde intime" ?
C’est bien sûr avant tout le monde beau, le monde terriblement excitant et riche des trésors de l’enfance ; le monde des sensations et des sentiments, ensuite, sentiment de la nature, visions de voyage, lointains, pressentiment, Eros et autres choses du même tonneau. Le peu de SOI-MÊME que l’on porte avec soi comme un coussin.
Ce bien-là, je crains de le perdre ou du moins de devoir y renoncer en sortant de moi-même pour me faire le chroniqueur de thèmes objectifs. Je crains de couper un cordon ombilical. […]
A quoi craignons-nous de renoncer, que craignons-nous de perdre en quittant l’intériorité ? Avons-nous peur de tomber dans la tristesse, dans l’exil ? […]

Paul Nizon, in Les premières éditions des sentiments, Journal 1961-1972.

* En français dans le texte original.

(A suivre... un "je",  autre)