mercredi 23 mars 2011

De l'amitié

Dans la dernière émission des NCC consacrée à Montaigne, j’ai entendu cette phrase que nous connaissons tous, si belle, si rare :

"Parce que c’était lui, parce que c’était moi"

"C'est après la mort de son ami que Montaigne a écrit les Essais un magnifique travail de deuil.
"Cette amitié (...) que Dieu a voulu entre nous si entière et si parfaite que c'est beaucoup si la fortune y arrive une fois en trois siècles".
Cette amitié parfaite dont parle Montaigne dans les Essais, c'est celle qui l'unit à La Boétie. Une amitié qui dura peu — à peine cinq ans — mais qui fut si entière que seule la mort prématurée de La Boétie, en 1563, devait l'interrompre.
Tout laisse à penser que Montaigne ne se remet pas de cette mort. Et nombre de critiques, comme André Comte-Sponville, pensent que les Essais ne sont rien d'autre qu'un magnifique travail de deuil : "Regardez le ton des Essais, il est mélancolique au début, puis gai, léger, aérien à la fin. Un peu comme si l'oeuvre de Montaigne était le tombeau de La Boétie".
D'où ces nombreux sonnets de La Boétie qui parsèment le texte, comme si le Moi de Montaigne qui s'expose — "je suis moi-même la matière de mon livre" devait nécessairement mêler cet autre lui-même que fut l'ami disparu.
D'où surtout l'hymne à l'amitié où Montaigne évoque cette relation sans pareil. Incomparable, dit-il, aux liens qui unissent un père à ses enfants — où la communication ne saurait être franche et directe —, ou à ceux qui existent entre frères — souvent minés par la rivalité -, ou encore aux liens familiaux en général où le choix n'a pas de part. Sans commune mesure avec "l'affection envers les femmes" — où le désir meurt comme la jouissance du corps s'assouvit tandis que celui de l'amitié s'élève et s'affine à l'usage— ni avec l'homosexualité — il fustige l'amitié des Grecs anciens esclaves de la beauté externe. Différente aussi des simples relations — "accointances" — que l'on confond trop souvent avec l'amitié véritable. Les premières, dit l'auteur des Essais, permettent de ne pas s'ennuyer — "Les âmes s'entretiennent" - tandis qu'il est question d'une véritable fusion des esprits dans la deuxième."


Le Nouvel Observateur, Véronique Maumusson.

Bref, l'amitié est une Grâce qui lui fait parler de sa première rencontre avec La Boétie comme d'un coup de foudre — "nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l'un à l'autre" — et de leur relation comme d'un éblouissement où vinrent se perdre leurs deux volontés — "je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous fût propre, ni qui fut sien, ou mien" .
Une Grâce qui laisse l'écrivain sans mots : "Si on me presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens que cela ne se peut exprimer, qu'en répondant : Parce que c'était lui, parce que c'était moi". Quand l'amitié véritable ressemble à l'amour....

Extrait :

Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu'accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s'entretiennent. En l'amitié de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l'une en l'autre, d'un mélange si universel qu'elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu'en répondant : "Parce que c'était lui, parce que c'était moi".

Il y a, au-delà de tout mon discours, et de ce que j'en puis dire particulièrement, je ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous être vus, et par des rapports que nous entendions l'un de l'autre, qui faisaient en notre affection plus d'effort que ne porte la raison des rapports, je crois par quelque ordonnance du ciel; nous nous embrassions par nos noms. Et à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l'un à l'autre. Il écrivit une satyre latine excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse et explique la précipitation de notre intelligence, si promptement parvenue à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé (car nous étions tous deux hommes faits, et lui de quelques années de plus), elle n'avait point à perdre de temps et à se régler au patron des amitiés molles et régulières, auxquelles il faut tant de précautions de longue et préalable conversation. Celle-ci n'a point d'autre idée que d'elle-même, et ne se peut rapporter qu'à soi. Ce n'est pas une spéciale considération, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille : c'est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange, qui, ayant saisi toute ma volonté, l'amena se plonger et se perdre dans la sienne; qui, ayant saisi toute sa volonté, l'amena se plonger et se perdre en la mienne, d'une faim, d'une concurrence pareille. Je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien, ou mien.


Montaigne, Essais (I, XXVIII) : De l'amitié.