lundi 28 mars 2011

Paul Nizon, Londres

"Les couleurs à l'huile"


5 octobre 1968, Londres

J’aime cette ville avec une tendre intensité, avec gratitude, avec émoi. Je la regarde, c’est-à-dire que je regarde au-dehors – dans n’importe quelle direction, et je sais que l’œil reviendra avec quelque chose, comme dans un rêve. L’œil rapporte du dehors un doux enchantement, une vision intérieure. C’est ça qui est merveilleux.
La vie est si éloignée, assourdie, diffractée par je ne sais quel souple et trouble prisme, qu’elle ne parvient pas à l’œil externe mais à l’œil interne. Ce brun noirâtre de la brique, jouant à se changer en lilas rougeâtre. Est-ce une immatérialité ? C’est de la poussière, une chose qui s’émiette, qui s’en va en morceaux. Mais des morceaux très fins, presque réduits en poudre. Nulle plasticité (qualité que j’aime tant), toujours et partout cette grande pulvérulence, le désert… Et quelque chose de diffracté et de laiteux. L’image (rebattue) du brouillard anglais a quand même une part de vérité. Un brouillard ou une atomisation, une infinité de particules. Mais même dans le SILENCE il y a une sorte de gentillesse, de bienveillance touchante ! Ainsi les encadrements de fenêtres, tant dans leurs proportions que dans leur peinture, les silhouettes fantastiques des maisons, les magasins, les couleurs à l’huile, au fond la monstruosité du goût dans ce qu’il a justement de non prétentieux, de bricolé, ou au contraire d’appliqué, produisent une beauté chaleureuse, saisissante d’humanité. Comme les filles. Comme le transbordement des passagers dans l’Underground.
Le gris du quotidien a ici quelque chose de vivant, de poétique au possible, il respire le respect de l’autre, le tact, la finesse, la LIBERTÉ. Je suis amoureux de cette ville, si discrète.
Et l’humanité qu’on perçoit dans tout cet effort libérateur, souvent gauche, toujours plein de tact, suscite une atmosphère générale de "ravissement" qui parle directement au cœur.
La rue – St John’s Hill par exemple ou la Battersea High Street : quelle irréalité ! La largeur de la rue et l’espace vide au milieu. La faible hauteur des bâtiments, ensuite. La diversité de leurs silhouettes, qui sont fantasques et maladroites prises isolément. Mais si belles, pourtant, dans leur juxtaposition de badigeon et de briques noircies. Et, laiteuse, la lumière d’atmosphère.
Vu du train, c’est comme un gigantesque champ de ruines. Mais très vivant et habité au rez-de-chaussée. Et exotique, encore une fois. Un décor et un bric-à-brac de Far West. Et un audacieux lettrisme. Et un audacieux courrier publicitaire à longueur de rue, toutefois recouvert par le brun crépuscule du rêve et du désert, par le noirâtre de la suie.
Les filles ne sont ni arrogantes ni vaniteuses, mais étrangement douces, calmes, aimables, jolies. Le dénudé des minijupes, ici, est comme un trait de camaraderie, plus que de coquetterie ou de provocation. Il n’y a qu’ici qu’on porte la minijupe comme ça. Avec autant d’ "âme"... ?
Une impétueuse excentricité dans les petites choses (en tant qu’expression de la liberté individuelle) – mais, dans les grandes, une uniformité, presque une absence. Une absence au sens mental, un obscurcissement. Avec le temps, cela se communique en profondeur, jusqu’à faire mal.

                     La réponse est l’amour.
                     La liberté. Le principe de diversité.

Paul Nizon, in Les premières éditions des sentiments, Journal 1961-1972, éditions Actes Sud 1992.

Battersea High Street

Années 60
 
La minijupe