jeudi 22 décembre 2011

Lou et Nietzsche

Cette nuit je n’ai pas dormi, j’ai lu. Une vraie nuit d’insomnie qui m’obligera sans doute à une sieste aujourd’hui.
Lecture de la nuit : biographie de Lou Andreas-Salomé. Extraits :

"Afin de noter ses pensées et ses sentiments pendant ses vacances à Tautenberg, Lou tenait un journal sous forme de lettres adressées à Rée, que l’idée de voir Lou séjourner un mois auprès de Nietzsche avait contrarié et qui voulait être constamment informé de ce qui se passait. Dans sa première lettre, datée du 4 août 1882, elle écrit :

« Nietzsche, qui, somme toute, possède une volonté de fer, est sujet à de violents et brusques changement d’humeur. Je savais qu’un jour nous en viendrions à nous connaître mutuellement, ce que nous n’avions pu faire au début à cause du tumulte de nos sentiments, et que nous découvririons bientôt, tout menus commérages mis à part, que nous sommes profondément semblables. Je le lui avais déjà dit en répondant à son étrange et première lettre. Et c’est bien ce qui est arrivé. Après une journée passée avec lui, durant laquelle je me suis efforcée d’être gaie et naturelle, nous retrouvâmes notre ancienne intimité. Il monta souvent dans ma chambre et, dans la soirée, il prit ma main, l’embrassa deux fois et commença à me dire quelque chose qu'il ne finit point. Il m’envoya des lettres dans ma chambre et me parla à travers la porte. Maintenant je n’ai plus de fièvre et je me suis levée. Hier, nous sommes restés tout le jour ensemble et, aujourd’hui, nous avons passé une journée merveilleuse dans un bois de pins calme et sombre, seuls avec les rayons du soleil et les écureuils. Elisabeth était à Dornburg avec des amis. A l’auberge où nous avons déjeuné sous un gros tilleul branchu, les gens croient que nous sommes l’un à l’autre, tout comme vous et moi, si je porte ma toque et que Nietzsche arrive sans Elizabeth.
« Comme vous le savez, parler avec Nietzsche est passionnant. Mais c’est plus passionnant encore si l’on a des idées identiques, des sentiments identiques… nous nous comprenons parfaitement. Un jour, il m’a dit, plein d’étonnement : « Je crois que la seule différence entre nous est celle de l’âge. Nous avons vécu et pensé pareillement. »
« C’est seulement parce que nous sommes si semblables qu’il réagit si violemment aux différences qui existent entre nous, ou ce qui lui apparaît comme des différences. C’est pourquoi il est si bouleversé. Quand deux personnes sont dissemblables, comme vous et moi, elles sont enchantées quand elles se découvrent des points de contact. Mais lorsqu’elles se ressemblent autant que Nietzsche et moi, elles souffrent de leurs différences.
« […] Nietzsche aime tant à parler avec moi qu’il m’a avoué hier que, même lors de notre première querelle à mon arrivée, et tout en se sentant misérable, il ne pouvait résister à une sorte de joie à cause de ma façon d’argumenter.
« Il a lu mon essai sur les femmes et a trouvé horrible le style de la première partie. Il serait trop long d’écrire ce qu’il a dit d’autre… Il m’a conseillé de continuer mon petit travail et m’a donné les titres de quelques livres qui me seraient utiles. J’ai été contente de l’entendre dire qu’il déteste toute œuvre créatrice à moins qu’elle ne soit excellente. […] Il a dit que je pourrais apprendre à écrire en une journée parce que j’étais prête pour cela.
« Nous sommes très gais. Nous rions beaucoup. A la grande horreur d’Elizabeth (qui, par parenthèse, est rarement avec nous), ma chambre est immédiatement visitée par des « esprits frappeurs » quand Nietzsche y pénètre. […]
« Nous passons aussi des heures délicieuses à la lisière de la forêt, sur un banc près de sa maison de ferme. Comme il fait bon rire, et rêver, et bavarder dans le soleil, en fin d’après-midi, quand les derniers rayons tombent sur nous à travers les branches des arbres… »

C’était une existence idyllique, mais il y avait des moments où Lou se sentait mal à l’aise. Nietzsche avait une façon de parler de Rée qui lui déplaisait. Il le traitait de lâche et prétendait que c’était un candidat au suicide qui jouissait de la souffrance et portait toujours sur lui une fiole de poison pour le cas où la vie deviendrait insupportable. Bien qu’il plaisantât à demi, Lou se rendait compte que ces paroles étaient destinées à l’influencer contre Rée et en elle en était irritée. Et, bien souvent, elle sentait que Nietzsche nourrissait encore des espoirs qu’elle croyait enterrés. Il lui prêtait trop d’attention […]
« Si quelqu’un nous avait écoutés, il aurait cru entendre parler deux démons. » Et elle se demandait : « Sommes-nous réellement proches ? Non, nous ne le sommes pas. Ces espoirs que Nietzsche caressait il n’y a que quelques semaines jettent une ombre sur mes sentiments et nous éloignent l’un de l’autre. Et, au plus profond de notre être, des mondes nous séparent. Comme une veille forteresse, Nietzsche a en lui nombre de cachots noirs et de passages secrets que l’on ne voit pas tout d’abord et qui, peut-être, contiennent son véritable caractère. »
[…]

En essayant de gagner Lou, il risquait de perdre sa sœur. C’était un véritable dilemme. […] Elle était plus proche de lui que quiconque. […] Elle était beaucoup plus pour lui qu’une sœur. C’était son aide, sa confidente, son « Fidèle Lama ». Il était terrible d’être forcé de choisir entre elle et Lou, et pourtant il fit ce choix. C’est pourquoi Elizabeth ne pardonna jamais à Lou.
Il y a, dans les lettres de Nietzsche à Gast, des allusions à sa lutte entre son amour pour sa sœur et son amour pour Lou. […]
[…]
« J’ai eu à traverser une rude épreuve et je l’ai traversée. Lou va rester ici deux semaines de plus. A l’automne, nous nous retrouverons (à Munich ?). J’ai le don d’observer les gens. Ce que je vois existe, même si les autres ne le voient pas. »"

Pages 113 – 114 – 115 – 116.

H.F. Peters, in Ma sœur mon épouse, biographie de Lou Andreas-Salomé, éditions Gallimard, nrf, Connaissance de l’inconscient.

Voir ici photo de Lou avec Nietzsche et Rée.