Décembre, le mois de la mélancolie, que dis-je, le mois de la mélancolie puissance dix. Et je replonge ce soir dans ce carton rempli de cahiers de mon journal intime de 1995 ; j’écrivais (je ne fais aucunes corrections) :
Jeudi 14 décembre 95.
Il y a dix ans aujourd’hui… nous nous mariions, après neuf ans de vie commune. Je n’ai pas le bonheur de pouvoir dire : mon Amour, il y a dix neuf ans que nous vivons ensemble. En l’écrivant, je n’arrive pas à réaliser qu’il y a déjà dix neuf ans que je t’ai rencontré. […] Je pense à ce jour de notre mariage ; le plus beau et le plus douloureux jour de ma vie. Je savais que tu allais mourir… bientôt. Quand je repense aujourd’hui à tout ce que j’ai vécu ces dernières années, de douleur, de survie, je me dis que j’ai bien le droit à la sérénité et au bonheur. La sérénité, je l’ai depuis que je vis à la campagne. Au chômage depuis trois ans, des finances au plus bas, mais je m’en fous et je voudrai pouvoir continuer de vivre comme cela, sans travailler ; je me sens si bien. Je trouve, oui vraiment, que je mérite la paix et une vie sans travail puisque c’est cela qui me convient. Je pense aujourd’hui aussi beaucoup à M. et D. nos chers témoins à notre mariage. Et à notre dîner le soir du mariage, tous les quatre, dans ce restaurant si luxueux. C’était merveilleux. D. était si belle avec son petit chapeau à voilette.
Voilà, c’était la minute souvenir-émotion.
… Il fait un froid de canard en ce moment et je suis blottie au coin du feu. Hier j’avais invité les gérants de l’agence immobilière à prendre l’apéritif. J’avais mis du chauffage. Leurs langues se sont déliées après trois coupes de Crémant ! Ils sont « plein aux as » comme disent les gens d’ici, des appartements partout. Les parvenus type ! Ils veulent « se mettre » au golf ! Je me demande toujours comment on peut réussir en affaires en étant si cons ? Rien ne les intéresse dans la vie en dehors de leur job. C’est sûr, ils ne savent pas ce qu’est la paresse et les délices qu’elle peut engendrer.
Samedi 16 décembre 95.
11 h.
Il fait 0° dehors, 10° dans mon séjour. Je suis emmitouflée dans mon poncho, j’écris avec le bout des doigts gelés malgré mes mitaines ; je bois un café bien chaud et je me dis : c’est quand même dingue de vivre ainsi à l’approche de l’an 2000. C’est bien beau de dire qu’on a le confort quand on ne peut pas brancher ses radiateurs électriques parce qu’on ne pourra pas payer l’électricité. Mais il y a pire, certains dorment dehors.
Je vais avoir mes deux pneus arrière à changer, prévu pour la semaine prochaine, 1500 F ! Ça aurait été doux d’utiliser cet argent pour le chauffage. Je ne fais du feu dans ma cheminée que vers 17/18 heures pour, aussi, économiser le bois. Bigre, c’est dur la liberté, mais c’est ainsi. Pour l’instant je n’ai pas de rhume, ni d’autres problèmes de santé dûs au froid, à part des gerçures au pouce. Il faut dire que cette année il fait particulièrement froid en ce mois de décembre.
Pour me réchauffer le corps je bois chaud toute la journée et pour me réchauffer l’esprit j’écoute en ce moment Othello ; la voix de Kiri Te Kanawa est sublime.
J’ai encore pas mal de travail de peinture à faire dans la cuisine. La peinture est achetée mais ce temps froid ne me donne pas beaucoup de courage et dans la cuisine, au nord, il fait encore plus glacial que dans le séjour. Vivement janvier que ces fêtes horribles soient passées. Je vais passer le réveillon de Noël avec N., J-Y. et les enfants ; je ne peux pas refuser d’y aller. J’ai déjà prévenu que je ne viendrai pas le 31. J’ai l’habitude de rester tranquillement à la maison pour ces fêtes que je déteste. Cette année – la première depuis des années – je n’achèterai pas de bon vin, ni saumon fumé, ni boudin blanc truffé, ni aucune autre fantaisie de nourriture et je l’avoue sincèrement ça ne me privera pas du tout. Si, je vais racheter du Crémant pour mes amis, si je reçois, car il était très bon. Finalement un bon Crémant c’est meilleur qu’un champagne ordinaire. Rien de pire qu’un mauvais champagne.
Mon Amour, je me souviens d’un de nos réveillons à deux où nous avons bu un merveilleux champagne. C’était une folie. La caisse me sert de boîte à cirage aujourd’hui.
… Oui, Kiri Te Kanawa est vraiment sublime…
Les grèves se terminent, après trois semaines de paralysie totale, la France se remet en marche. Évidemment, les grévistes font aussi la trêve des confiseurs pendant les fêtes.
Ma boîte à cirage!
En relisant ces morceaux de vie je me demande si c’est de moi qu’il s’agit. Mais oui, j’ai bien vécu comme cela, j’arrivais à obtenir 15° dans le séjour avec la cheminée et je n’étais pas malheureuse, en me privant de tout. J’ai su m’adapter à ma situation précaire. Se priver de tout quand on peut lire et écouter de la musique c’est supportable. On élimine tout ce qui n'est pas vital, l'essentiel est léger. Le plus dur tout de même c’est d’avoir tout le temps froid. Pourquoi ce soir ai-je eu envie d’ouvrir ce carton rempli de cahiers ? Pour me raccrocher à quelque chose ? Hum ! Peut-être pour me dire qu’aujourd’hui j’ai bien de la chance d’avoir chaud, de manger sans compter, d’aller au théâtre, en voyage de temps en temps. Oui ce doit être pour cela. Et puis, chassez le naturel il revient au galop. Bon, je n’achète tout de même pas de K., en demi bouteille, merci bien ! Et vu le prix de la bouteille, il faut être fou d’amour pour en acheter et le partager avec son Roméo ou sa Juliette… ou être un champion de foot qui gagne 800 000 euros par… mois !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! Justement, j’apprends qu’il y a un champagne qui s’appelle Le roi David, un champagne casher « vinifié sous le contrôle du rabbin ». N’importe quoi !
Je plaisante, j’ironise pour mieux cacher mon spleen, ce soir. Pourtant je ne me prive plus de rien. L'argent ne fait pas le bonheur. Si j'ai ouvert ce cahier ce soir c'est bien pour... Je n'en sais rien. J'en ai profité pour déchirer deux cahiers de l'année 2000, sans intérêt à la relecture. Je vais peut-être le regretter. J'en ai déjà brûlés avant de déménager. Un jour, en quelques clics, ce blog disparaîtra aussi. On dit que les paroles s'envolent et que les écrits restent. Non, tout est mortel! Je pense soudain à cette expression : rendre l'âme. "Il a rendu l'âme". Aujourd'hui j'ai seulement rendu les armes.