mercredi 14 décembre 2011

"Je n'écrirai plus que des petits livres"


De 1985 à 1992, j'ai transcrit des scènes, des paroles, saisies dans le R.E.R., les hypermarchés, le centre commercial de la Ville Nouvelle, où je vis. Il me semble que je voulais ainsi retenir quelque chose de l'époque et des gens qu'on croise juste une fois, dont l'existence nous traverse en déclenchant du trouble, de la colère ou de la douleur.
4è de couverture.

« J’ai évité le plus possible de me mettre en scène et d’exprimer l’émotion qui est à l’origine de chaque texte. Au contraire, j’ai cherché à pratiquer une sorte d’écriture photographique du réel, dans laquelle les existences croisée conserveraient leur opacité et leur énigme. »

Annie Ernaux, in Journal du dehors, Gallimard, 1993, folio.

Extraits :

Jeune fille debout, de profil, se tenant par une main à la poignée d’une banquette sur la ligne Porte d’Orléans-Porte de Clignancourt. Elle mastique du chewing-gum verticalement avec une rapidité féroce, sans une pause. Un homme en la voyant ne peut que l’imaginer lui cisaillant le sexe et les couilles.
Page 43


La petite fille, dans le train vers Paris, montée avec sa mère à Achères-Ville, avait des lunettes de soleil en forme de cœur, un petit panier de plastique tressé vert pomme. Elle avait trois ou quatre ans, ne souriait pas, serrant contre elle son panier, la tête droite derrière ses lunettes. Le bonheur absolu d’arborer les premiers signes de « dame » et celui de posséder des choses désirées.
Page 64


L’une des vendeuses de la parfumerie du centre commercial des Trois-Fontaines, la plus ancienne – ici depuis trois ans -, est enceinte d’au moins six mois. Le visage maintenant épaissi jusqu’aux épaules, une démarche lente, un sourire perpétuel. « Ce mascara dessèche vite » : à cette remarque, elle rit. Puis demande, « au bout de combien de temps ? » - « Quatre mois. » Elle renverse la tête et rit longuement : « C’est normal ! ». Pendant que je sors de la parfumerie, elle continue de rire, dans une ébriété de femme enceinte que n’importe quoi amuse.
Page 65


Ce matin, en promenant ma chienne en chaleur, j’ai croisé la petite vieille qui tient en laisse un corniaud vif, aux aguets du plus loin qu’il nous renifle. Nous nous sommes saluées. Je commence à être à l‘âge où l’on dit bonjour aux vieilles dames que l’on rencontre deux fois de suite, par prescience plus aiguë du temps où je serai l’une d’entre elles. A vingt ans je ne les voyais pas, elles seraient mortes avant que j’aie des rides.
Page 83


Une jeune fille déballe ses achats dans le R.E.R., un chemisier, des boucles d’oreilles. Elle les regarde, les touche. Scène fréquente. Bonheur de posséder quelque chose de beau réalisé. Lien aux choses si émouvant.
Page 87.


Dimanche matin, sur R.T.L., l’émission Stop ou encore qui fonctionne sur un modèle très répandu : solliciter l’écoute d’un grand nombre de gens en leur proposant de voter pour ou contre une chanson, dont on passe le disque, et en leur donnant l’espoir de gagner une somme d’argent. Il n’y a aucun rapport entre le fait de voter oui ou non et celui de gagner la somme. En effet toutes les cinq chansons, l’animateur appelle n’importe qui, au hasard du Bottin, afin qu’on lui cite le montant exact de la somme en jeu, « la valise ». Il suffit donc d’écouter et de retenir un chiffre pour empocher celle-ci.
L’animateur annonce qu’il y a 27 219 francs dans « la valise », d’une voix solennelle. Puis : « Attention, je vais appeler un auditeur… » On entend le téléphone sonner, être décroché. Une toute petite voix mal assurée : « Allô, qui est à l’appareil ? – Julien Lepers, de R.T.L.. Vous êtes bien madame Lefebvre ? – Non, c’est Jérémie… » L’animateur, autoritaire : « Tu peux aller chercher ton papa ou ta maman ? – Mon papa est au jardin, ma maman est occupée je ne sais pas où… » L’animateur insiste : « Mais tu peux aller leur dire qu’il y a quelqu’un à l’appareil ? » L’enfant semble hésiter, puis se décider. Silence. L’animateur s’impatiente, cite les chansons qu’on entendra ensuite, d’Umberto Tozzi. Une voix soudain, de femme : « Allô ! » L’animateur, enjoué : « Madame Lefebvre ? C’est Julien Lepers, de R.T.L., « la valise » ! » La femme pousse un cri : « Ah ! merde…
- Vous n’écoutiez pas R.T.L.
- Je l’écoute toutes les semaines !
- Vous ne l’écoutiez pas ce matin.
- Non, mais toujours le samedi et le dimanche !
- Pas ce matin.
- Vous savez, j’ai eu du monde hier soir et… Il y a mon petit garçon qui n’allait…
- C’est dommage. »
La femme voudrait qu’on lui pardonne sa faute. Tant de rêve offert et retiré dans le même instant.
« Vous me promettez d’écouter R.T.L. ?
- Oh ! oui je vous promets ! »
La communication s’interrompt. L’animateur annonce le titre de la prochaine chanson et le montant nouveau de « la valise »* qui s’accroît avec chaque perdant.
Pages 97 – 98 – 99

• Ce dernier extrait ravive des souvenirs

Il y a une recherche de soi à travers ceux qu’elle observe dans cette écriture confrontée au réel. Je est un autre. Du banal quotidien, elle nous amène à une réflexion profonde. C’est un des rares livres de cet auteur que je n’avais pas lu. J’aime comme elle « écrit la vie », sa vie.
Sous la forme d’un pseudo-journal intime, ces textes décontenancent tout lecteur friand de détails intimes, car elle n’y raconte pas sa vie : « Je note ici les signes d’une époque, rien d’individuel » affirme-t-elle. elle se tait sur sa vie personnelle (elle le fera dans d’autres ouvrages).
Elle est convaincue que le coeur de la modernité se cache justement dans ces faits menus de la vie ordinaire qui, bien que d’une banalité atroce, sont révélateurs d’invisibles processus sociaux.

Exemple :
Une scène banale qui se passe chez le boucher et qui concerne le choix d’un morceau de viande :

« Voix traînante, presque rêveuse des femmes pour dire « je prendrai deux escalopes de veau » - poème de la vie domestique se récitant avec satisfaction [...]. Indiciblement se joue ici un rite consacrant [...] la famille, le bonheur répété des dimanches autour de la table. Dans ce lieu, les jeunes, les gens seuls [...] se sentent mal à l’aise. Conscience de démériter d’un certain ordre social [...] »

Comme dit Annie Ernaux, ce rite social, entre le vendeur et sa cliente, se joue « indiciblement » : car même s’il y a des échanges verbaux, les vraies transactions sociales s’effectuent en dehors d’eux. Un petit livre (106 pages) qui amène à de grandes réflexions. Annie Ernaux sait dire simplement, parfois crûment, sans emphase ce qu’elle voit, ce qu’elle ressent, avec des mots choisis, précis, dans un style dépouillé. Pas besoin d’avoir de dictionnaire sous le coude. Un grand écrivain.

« Notre vrai moi n’est pas tout entier en nous. » (Jean-Jacques Rousseau)
Cette phrase est en exergue au début du livre.

Quelques titres de son œuvre ont été réunis récemment dans un seul ouvrage : Écrire la vie, éditions Gallimard, collection Quarto.

Je l'ai entendue il y a quelques semaines dire dans une interview : "Je n'écrirai plus que des petits livres".