lundi 26 décembre 2011

"C'est que je suis de bonne humeur"

La rose se compose d'une quarantaine de courts récits, monologues, portraits, dialogues ou petits essais. Pour Robert Walser, La rose est " le plus indocile et le plus jeune " de ses livres, où il y aurait à la fois " beaucoup à comprendre et à pardonner ". Il s'agit surtout du dernier livre publié de son vivant, trente ans avant sa mort...

« Que les héros s’appellent Wladimir, Perceval ou Fridolin, qu’ils soient des amoureux tranquillement transis ou de capricieuse jeunes filles, des personnages de la littérature ou bien des enfants, ces croquis tendres et narquois sont autant d’autoportraits de l’artiste, qui fait devant ses miroirs brisés une dernière promenade.
Il n’y a probablement aucun écrivain allemand du XXe siècle qui, de son vivant, a provoqué autant l’admiration de ses pairs. Parmi eux et parmi les plus grands se trouvent Kafka, Musil, Stefan Zweig, Max Brod, Hermann Hesse, Walter Benjamin et plus récemment Elias Canetti. »
4e de couverture

Extraits du chapitre : Une gifle, et autres.


« La neige recouvre les rues et les places, les monuments, les toits, cela convient à l’époque du nouvel an. Les arbres de Noël, les friandises, je ne suis pas envieux que les autres en aient. Les poètes ont cette générosité de pouvoir assister à la joie de leurs semblables sans aussitôt penser qu’ils auraient dû en profiter aussi. Une chambre chauffée, en hiver, c’est déjà beaucoup. Est-ce que, de surcroît, je ne lis pas un petit livre intitulé Franc comme l’or ?...
« Bonjour Madame la Directrice Du Poinçon », ai-je lancé l’autre jour à une dame qui s’appelle autrement, et qui s’est récriée bien haut : « Qu’est-ce qui vous prend ? » J’ai répondu : « C’est que je suis de bonne humeur. »
[…]
[…]
Hier, j’ai escaladé la montagne ; l’ascension allait bon train, jusqu’à ce que j’arrive à du verglas et ne puisse plus me tenir. Il n’y avait pas un arbuste où me cramponner. En conservant une belle prestance, je n’allais plus arriver à rien. J’eus alors une idée, toute bête du reste, je pris appui sur mes mains et me mis, pour un moment, à marcher à quatre pattes de la manière la plus gracieuse ; j’estime qu’il faut savoir s’adapter aux situations. Dans cette façon de ramper, il y avait un défi ; car enfin il s’agissait d’arriver en haut. Si je ne m’étais pas courbé, je n’aurais plus pu avancer. La souplesse, elle aussi, peut contenir de la fierté. Ce qui m’importait, c’était de progresser ; les difficultés que cela comportait me contraignaient à prendre des dispositions pour me métamorphoser d’une manière qui n’était pas précisément belle. N’aurait-on pas dit que je reniais la « civilisation », alors que j’étais soucieux de la préserver ? Ce sol lisse et poli exigeait que, puisant dans mon caractère, je fusse lisse et poli à mon tour. C’est par fierté que je me conduisais sans fierté, parce que j’étais coriace que je procédais en douceur. Une voix criait sans cesse en moi : « Plus haut ! » Peut-on gravir une montagne de verre avec la démarche digne d’un « homme important » ? Ce qui me paraissait important, c’était d’arriver en haut. Ce n’est pas pour rien que nos jambes ne sont pas des bâtons. Pourquoi ne pas faire usage de nos capacités ? Avec des surfaces polies comme des miroirs, que l’on s’y prenne gentiment ! Puisque je ne pouvais faire disparaître l’infranchissable en soufflant dessus, je le serrai dans mes bras. Est-ce que les obstinés ne font pas quelquefois patte de velours pour parvenir à leurs fins ? Qui s’agenouille peut se relever, et il a le sentiment d’être alors d’autant plus ferme sur ses pieds. Ce mouvement l’a délassé. Arriver à quelque chose par l’escalade, par la flatterie, comme c’est amusant ! Faire lentement pour aller plus vite, eh bien, pourquoi pas ? Tenter de monter est plus beau que d’être en haut ; je me plus mieux lorsque je regardais vers le sommet que quand, avec satisfaction, je contemplai la vallée. Chercher des yeux un passage, une prise, être nécessairement un peu anxieux, l’instant du danger fatal, comme c’est intéressant ! »

Robert Walser, in La rose, Gallimard, Collection du Monde Entier, 1987 pour la traduction française. Traduit de l'allemand par Bernard Lortholary.

C'est juste délicieux, jubilatoire, et ça me met "de bonne humeur".