mardi 29 octobre 2013

"Je-sens-donc-je-suis". Catherine Pozzi



Catherine Pozzi  1882 - 1934
 

 


Je découvre dans la Revue des Ressources, Catherine Pozzi, une inconnue pour moi - j'ose le dire -, amie de Rilke, amante de Paul Valéry. Les extraits de son Journal me donnent envie de m'y plonger. La fièvre, la passion, l'orgueil qui l'habitent, semblent proches des exaltations de Marie Bashkirtseff.

 Mercredi 8 décembre 1897

[...]
"Comme tous je répandrai des pleurs, comme tous je sourirai, je mentirai, je désespérerai, j’aimerai, je souffrirai, et mes pleurs, mes sourires, mes mensonges, mes désespoirs et mes souffrances seront de vieilles choses déjà dites et faites par bien des millions d’autres acteurs disparus. Mais, comme chacun d’eux, je croirai que je suis unique au monde, que personne ne pleura mes larmes, ne souffrit mes souffrances, ne désespéra mes désespoirs, et j’irai, me plaignant et m’admirant, pauvre créature incomprise, millième exemplaire de légions de créatures pareilles à moi. Ah, Dieu, que sommes-nous ?

En ce moment, je suis sortie de moi-même, et je regarde avec pitié le genre humain, et je plains, avec tant soit peu d’ironie, la pauvre créature, orgueilleuse et humble, qui, dans un épisode de l’éternelle comédie, s’appellera Catherine Pozzi." [...]


Septembre 1900

Je lis le journal de Marie Bashkirtseff. Il faut que j’écrive ; me voici reprise de la rage d’écrire. J’ai sommeil et mes yeux se ferment après cette journée d’Exposition passée à Paris, ces courses et ces piétinements dans la poussière, mais je ne peux pas me coucher avec cela dans l’esprit.
Comme je la comprends, cette femme ! C’était tellement étrange ; il me semblait être morte et me lire. Elle ne me ressemble pas ; seulement, voici mon immense orgueil, encore plus obsédant chez elle ; ces pages et ces pages, où elle se torture en se cherchant, ces désirs et ces ambitions folles qui lui semblent dépasser le monde, et ces spasmes d’enfant qui veut vivre cent vies à la fois ! Moi aussi, oh, moi aussi !
Elle était plus violente que moi, et, c’est drôle à dire, je suis plus tendre. Ensuite, je suis beaucoup plus naturelle, et tout à fait sincère. Lorsque j’ai commencé à écrire régulièrement - j’avais douze ans, je crois - la même idée poignante de "ne pas mourir tout entière" me tenait - je me rappelle même un passage où je cite ce journal comme "un document intéressant pour la postérité"(!) : je l’ai retrouvé chez elle !!! Mais ce qui faisait de mon journal l’émotion et l’enthousiasme si touchant, naïf et sincère, c’était le sentiment religieux profond de mon âme de petite fille ; Marie n’a pas connu ces heures désespérées et seules, elle n’a pas cherché Dieu comme les raisons de sa vie...
Son journal, dès le commencement, est composé ; elle essaye de bien écrire, de dire joliment.
Si vous existez, indifférent qui me lirez (bon, voilà que je reprends mon style pompier), regardez cette écriture bouleversée en traits impatients, et jugez combien je rédige mes œuvres !
J’écrirais très bien, si je voulais, et ce cahier aurait pu être une chose d’art - mais, au fond, je sais bien, très bien, qu’il ne sera jamais lu, et l’art m’est devenu si égal !
Oui, ma fille. Cinq lignes au-dessus, tu as mis le mot "bien" - et le voilà de nouveau deux fois de suite, tout près - Ah ! et puis zut !
J’ai beaucoup - totalement changé depuis mon opération. La gloire ne m’est plus de rien. Mon âme m’est plus chère que mon esprit. J’essaie d’être meilleure. Je suis très paresseuse et prends mon pari d’ignorer les sciences. J’écrivais pour "vous", j’écris pour moi. J’étais une petite Marie Bashkirtseff - qui s’est joliment calmée. Il y a plus de doux, plus d’indulgent, plus de femme. Je suis devenue très coquette.
Il y a une grande différence entre nous deux : je vois la vie triste. Depuis que j’ai pris l’habitude d’être malade, l’avidité de s’amuser qui me tenait s’est effacée ; je ne suis, ne peux plus être, joyeusement, follement, pleinement gaie, comme à douze ans !
Oh la gaieté saine d’alors ! Et la vie triomphante et rose...
Je le vois - quel changement s’est produit en moi !
Pourquoi est-ce que j’écris ces réflexions inutiles, à onze heures du soir ? Ma chemise de nuit est froide ; j’ai des frissons dans les jambes et mes bas ont glissé dans mes souliers. Je ferais bien mieux de me coucher. Les draps vont être froids, oui, mais après ! J’écris parce que je viens de lire un journal qui ressemblait au mien - j’aime mieux le mien, il est plus candide - et que cela m’a donné la fièvre de la plume.
Je suis bien plus intelligente quand je tiens une plume.
Ah, et puis je vais me coucher.

Catherine Pozzi, Journal de jeunesse, 1893-1906, éditions Claire Paulhan.

(RdR, article à lire ici avec d'autres extraits).

Et pour en savoir plus sur Catherine Pozzi... 


"A côté de ces pages brûlantes, où le chant d'amour s'accorde admirablement à celui de l'esprit, Catherine Pozzi dresse un tableau des mœurs et de la société. Quelques sacrifices involontaires à l'air du temps, ou à celui de la bourgeoisie, n'altèrent en rien ce superbe journal. L'observation est toujours acérée, la flèche est tirée avec une sûreté absolue quant aux êtres : ainsi, parlant d'André Gide, " bête comme les intelligents de métier ", ou de Jean Paulhan, " attentif, discret, un peu trop " vie intérieure " par l'extérieur "...

Il faut souhaiter que la publication de ce Journal fasse justice à Catherine Pozzi, au-delà des aspects anecdotiques, au-delà même de la personne de Paul Valéry. Qu'un peu de gloire posthume, ou de considération, revienne à l'auteur de ces pages dont les années n'ont en rien apaisé la vibration, tout à la fois nerveuse et spirituelle."


KECHICHIAN PATRICK, Le Monde, édition du 27 novembre 1987.