Je découvre dans la Revue des Ressources, Catherine Pozzi, une inconnue pour moi - j'ose le dire -, amie de Rilke, amante de Paul Valéry. Les extraits de son Journal me donnent envie de m'y plonger. La fièvre, la passion, l'orgueil qui l'habitent, semblent proches des exaltations de Marie Bashkirtseff.
Mercredi 8 décembre 1897
[...]
"Comme tous je répandrai des pleurs, comme tous je sourirai, je mentirai,
je désespérerai, j’aimerai, je souffrirai, et mes pleurs, mes sourires,
mes mensonges, mes désespoirs et mes souffrances seront de vieilles
choses déjà dites et faites par bien des millions d’autres acteurs
disparus. Mais, comme chacun d’eux, je croirai que je suis unique au
monde, que personne ne pleura mes larmes, ne souffrit mes souffrances,
ne désespéra mes désespoirs, et j’irai, me plaignant et m’admirant,
pauvre créature incomprise, millième exemplaire de légions de créatures
pareilles à moi. Ah, Dieu, que sommes-nous ?
En ce moment, je suis sortie de moi-même, et je regarde avec pitié le
genre humain, et je plains, avec tant soit peu d’ironie, la pauvre
créature, orgueilleuse et humble, qui, dans un épisode de l’éternelle
comédie, s’appellera Catherine Pozzi." [...]
Septembre 1900
Je lis le journal de Marie Bashkirtseff. Il faut que j’écrive ; me
voici reprise de la rage d’écrire. J’ai sommeil et mes yeux se ferment
après cette journée d’Exposition passée à Paris, ces courses et ces
piétinements dans la poussière, mais je ne peux pas me coucher avec cela
dans l’esprit.
Comme je la comprends, cette femme ! C’était tellement étrange ; il
me semblait être morte et me lire. Elle ne me ressemble pas ; seulement,
voici mon immense orgueil, encore plus obsédant chez elle ; ces pages
et ces pages, où elle se torture en se cherchant, ces désirs et ces
ambitions folles qui lui semblent dépasser le monde, et ces spasmes
d’enfant qui veut vivre cent vies à la fois ! Moi aussi, oh, moi aussi !
Elle était plus violente que moi, et, c’est drôle à dire, je suis
plus tendre. Ensuite, je suis beaucoup plus naturelle, et tout à fait
sincère. Lorsque j’ai commencé à écrire régulièrement - j’avais douze
ans, je crois - la même idée poignante de "ne pas mourir tout entière" me tenait - je me rappelle même un passage où je cite ce journal comme "un document intéressant pour la postérité"(!) :
je l’ai retrouvé chez elle !!! Mais ce qui faisait de mon journal
l’émotion et l’enthousiasme si touchant, naïf et sincère, c’était le
sentiment religieux profond de mon âme de petite fille ; Marie n’a pas
connu ces heures désespérées et seules, elle n’a pas cherché Dieu comme
les raisons de sa vie...
Son journal, dès le commencement, est composé ; elle essaye de bien écrire, de dire joliment.
Si vous existez, indifférent qui me lirez (bon, voilà que je reprends
mon style pompier), regardez cette écriture bouleversée en traits
impatients, et jugez combien je rédige mes œuvres !
J’écrirais très bien, si je voulais, et ce cahier aurait pu être une
chose d’art - mais, au fond, je sais bien, très bien, qu’il ne sera
jamais lu, et l’art m’est devenu si égal !
Oui, ma fille. Cinq lignes au-dessus, tu as mis le mot "bien" - et le voilà de nouveau deux fois de suite, tout près - Ah ! et puis zut !
J’ai beaucoup - totalement changé depuis mon opération. La gloire ne
m’est plus de rien. Mon âme m’est plus chère que mon esprit. J’essaie
d’être meilleure. Je suis très paresseuse et prends mon pari d’ignorer
les sciences. J’écrivais pour "vous", j’écris pour moi. J’étais
une petite Marie Bashkirtseff - qui s’est joliment calmée. Il y a plus
de doux, plus d’indulgent, plus de femme. Je suis devenue très coquette.
Il y a une grande différence entre nous deux : je vois la vie triste.
Depuis que j’ai pris l’habitude d’être malade, l’avidité de s’amuser
qui me tenait s’est effacée ; je ne suis, ne peux plus être,
joyeusement, follement, pleinement gaie, comme à douze ans !
Oh la gaieté saine d’alors ! Et la vie triomphante et rose...
Je le vois - quel changement s’est produit en moi !
Pourquoi est-ce que j’écris ces réflexions inutiles, à onze heures du
soir ? Ma chemise de nuit est froide ; j’ai des frissons dans les
jambes et mes bas ont glissé dans mes souliers. Je ferais bien mieux de
me coucher. Les draps vont être froids, oui, mais après ! J’écris parce
que je viens de lire un journal qui ressemblait au mien - j’aime mieux
le mien, il est plus candide - et que cela m’a donné la fièvre de la
plume.
Je suis bien plus intelligente quand je tiens une plume.
Ah, et puis je vais me coucher.
Catherine Pozzi, Journal de jeunesse, 1893-1906, éditions Claire Paulhan.
(RdR, article à lire ici avec d'autres extraits).
Et pour en savoir plus sur Catherine Pozzi...
Et pour en savoir plus sur Catherine Pozzi...
"A côté de ces
pages brûlantes, où le chant d'amour s'accorde admirablement à celui de
l'esprit, Catherine Pozzi dresse un tableau des mœurs et de la société.
Quelques sacrifices involontaires à l'air du temps, ou à celui de la
bourgeoisie, n'altèrent en rien ce superbe journal. L'observation est toujours
acérée, la flèche est tirée avec une sûreté absolue quant aux êtres : ainsi,
parlant d'André Gide, " bête comme les intelligents de métier ", ou de Jean
Paulhan, " attentif, discret, un peu trop " vie intérieure " par l'extérieur
"...
Il faut
souhaiter que la publication de ce Journal fasse justice à Catherine Pozzi,
au-delà des aspects anecdotiques, au-delà même de la personne de Paul Valéry.
Qu'un peu de gloire posthume, ou de considération, revienne à l'auteur de ces
pages dont les années n'ont en rien apaisé la vibration, tout à la fois nerveuse
et spirituelle."
KECHICHIAN PATRICK, Le Monde, édition du 27 novembre 1987.