Depuis le temps que je voulais le lire. Il est introuvable, acheté d'occasion, mon exemplaire ne contient qu'une partie du Journal de Marie Bashkirtseff. J'apprends en faisant mes recherches qu'il est réédité aux éditions L'Age d'Homme, au prix de 78 euros. Je vais me contenter (pour le moment...) des extraits, éditions Mercure de France, 2000, collection Le petit Mercure, acheté 5 euros! Mais je n'ai pas attendu de lire son journal pour parler d'elle.
"Marie parlait cinq langues, jouait de plusieurs instruments et étudiait le chant avec passion. A douze ans cette adolescente précoce commença à tenir en français un journal intime qui devait devenir un mythe et rendre célèbre son auteur. Simone de Beauvoir voit dans ce texte un modèle du genre. A dix-sept ans la jeune Russe perdit sa voix lors d'un refroidissement, ceci mit un terme à ses ambitions de cantatrice et la poussa à se consacrer à sa peinture [...]".
Préface de Verena von der Heyden-Rynsch.
En commençant la lecture de son journal, ma première réaction fut de me dire : quel narcissisme, quel égotisme démesurés mais, je réalisais alors qu'elle n'avait que treize ans quand elle écrivit :
"Nous passons la journée à m'admirer, maman m'admire, la princesse G. m'admire; elle dit continuellement que je ressemble à maman ou à sa fille; or, c'est le plus grand compliment qu'on puisse faire. On ne pense jamais mieux que de soi. C'est que, vraiment, je suis jolie. A Venise, dans la grande salle du Palazzo Ducal, la peinture du plafond par Paul Véronèse représente Venise sous les traits d'une femme grande, blonde, fraîche; je me rappelle cette peinture. Mes portraits photographiques ne pourront jamais bien me représenter, la couleur manque, et ma fraîcheur, ma blancheur sans pareilles sont ma principale beauté. Mais qu'on me mette de mauvaise humeur, qu'on me mécontente en quelque chose, que je me fatigue, adieu ma beauté! rien de plus fragile que moi. Quand je suis heureuse, tranquille, alors seulement je suis adorable.
Quand je suis fatiguée ou fâchée, je ne suis pas belle, je suis plutôt laide. Je m'épanouis au bonheur comme les fleurs au soleil. On me verra, on a le temps, Dieu merci! Je ne fais que commencer à devenir ce que je serai à vingt ans.
Je suis comme Agar dans le désert, j'attends et je désire une âme vivante."
Je riais en lisant les pages de ces années adolescentes. Dans la Préface, Verena von der Heyden-Rynsch écrit :
"[...] l'un des témoignages intimes les plus remarquables de ce siècle. L'apothéose du moi et les contradictions de la grandeur se sont rarement exprimées avec autant de force, à la fois éblouissante et rebutante. Ses nombreuse redites, son narcissisme morbide et ses interminables séances d'introspection ne parviennent pas à rompre le charme de ce Journal."
Oui, le charme persiste grâce justement à ses contradictions, à ses entêtements!
Mercredi 19 avril 1876
"[...]
Quoi que je devienne, je lègue mon journal au public.
Tous les livres qu'on lit sont des inventions, les situations y sont forcées, les caractères faux, tandis que ceci, c'est la photographie de toute une vie. Ah! direz-vous, cette photographie est ennuyeuse, tandis que les inventions sont amusantes. Si vous dites cela, vous me donnez une bien petite idée de votre intelligence.
Je vous offre ici ce qu'on n'a encore jamais vu. Tous les mémoires, tous les journaux, toutes les lettres qu'on publie ne sont que des inventions fardées et destinées à tromper le monde.
Je n'ai aucun intérêt à tromper. [...] Personne ne s'inquiète si j'aime ou je n'aime pas, si je pleure ou si je ris. Mon plus grand soin est de m'exprimer aussi exactement que possible. Je ne me fais pas illusion sur mon style et mon orthographe. J'écris des lettres sans fautes, mais au milieu de cet océan de mots, j'en laisse échapper sans doute beaucoup. Je fais en outre des fautes de français. Je suis étrangère. Mais demandez-moi d'écrire dans ma langue, je le ferais peut-être plus mal encore.
Mais ce n'est pas pour dire tout cela que j'ai ouvert le cahier. C'est pour dire qu'il n'est pas encore midi, que je suis livrée plus que jamais à mes tourmentantes pensées, que ma poitrine est oppressée et que je hurlerais volontiers. D'ailleurs c'est mon état naturel.
Le ciel est gris, la Chiaja n'est traversée que par des fiacres et de sales piétons, les stupides arbres plantés de chaque côté empêchent de voir la mer. A Nice, à la promenade des Anglais, on a les villas d'un côté, et de l'autre la mer qui vient se briser sur les galets sans aucun empêchement. [...]"
Vendredi 10 janvier 1879 (elle a vingt ans)
"[...]
Si la peinture ne me donne pas de gloire assez tôt, je me tuerai et voilà tout. C'est résolu depuis quelques mois déjà... En Russie encore, je voulais me tuer, mais j'ai eu peur de l'enfer. Je me tuerai à l'âge de trente ans, car jusqu'à trente ans, on est encore jeune et on peut espérer la chance, ou le bonheur, ou la gloire, ou n'importe quoi. Ainsi donc, voilà qui est réglé et si je suis raisonnable, je ne me tourmenterai plus, non pas seulement ce soir, mais toujours.
Je parle très sérieusement et je suis vraiment contente de me faire une raison."
Jeudi 30 octobre1879
"La France est un pays charmant et amusant : les émeutes, les révolutions, les modes, l'esprit, la grâce, l'élégance; tout ce qui donne enfin à la vie du charme, de l'imprévu. Mais n'y cherchez ni gouvernement sérieux, ni homme vertueux (au sens antique du mot), ni mariage d'amour... ni même véritable art. Ils sont très forts, les peintres français; mais, à part Géricault et actuellement Bastien-Lepage, le souffle divin manque. Et jamais, jamais, jamais la France ne produira ce qu'ont produit l’Italie et la Hollande dans un genre spécial.
Beau pays pour la galanterie et le plaisir, mais le reste?... Enfin, c'est toujours cela, et les autres pays, avec leurs qualités solides et respectables, sont ennuyeux quelquefois."
Puis le Journal de la jeune fille à partir de 1882 se fait plus intense, moins naïf et le coeur se serre en la lisant. Ses rêves se brisent. Verena von der Heyden-Rynsch écrit dans la Préface :
"Il y en a pourtant des tristesses, une douloureuse question du sens de la vie qui commence à hanter la jeune femme au même moment que les symptômes de la maladie la plonge dans le désespoir et que son assurance extérieure se fissure. Son journal compte de plus en plus pour elle, comme le seul confident à qui elle puisse tout dire. Il ne l'accompagne plus sur le chemin de la gloire, mais la soutient au long de son agonie."
Mercredi 1er octobre 1884
"Tant de dégoût et tant de tristesse.
A quoi bon écrire?
[...]
Bastien-Lepage va de mal en pis.
Et je ne peux pas travailler.
Mon tableau ne sera pas fait.
Voilà, voilà, voilà!
[...]
Tout est fini.
On m'enterrera en 1885.
Jeudi 16 octobre 1884
"J'ai des fièvres terribles qui m'épuisent. Je passe toute la journée au salon, changeant de fauteuil et de canapé.
Dina me lit des romans. Potain est venu hier. Il viendra encore demain. Cet homme n'a plus besoin d'argent, et s'il vient plusieurs fois c'est qu'il s'intéresse un peu à moi.
Je ne peux pas sortir du tout, mais ce pauvre Bastien-Lepage sort; alors il se fait porter ici, s'installe dans un fauteuil, les jambes allongées sur des coussins; moi, tout près dans un autre fauteuil et comme ça jusqu'à six heures.
Je suis habillée d'un fouillis de dentelle, de peluche, tout ça est blanc, mais de blancs divers, l'oeil de Bastien-Lepage s'en dilate de plaisir :
- Oh! si je pouvais peindre! dit-il.
Et moi!
Fini, le tableau de cette année!"
Marie meurt quelques jours plus tard, le 31 octobre 1884, à Paris, elle avait vingt-six ans.
Hier soir en refermant le petit livre, j'ai longtemps regardé le visage de la couverture, j'y lisais son espièglerie, sa soif de vivre, de devenir célèbre, sa force, ses ambitions, son désarroi. Je n'avais plus envie de m'en tenir à ces extraits et je me disais que je pourrais peut-être m'offrir l'édition complète qui doit valoir largement le prix d'un flacon de mon parfum préféré.
J'ai une passion pour les journaux intimes. En créant mon blog et en mettant en exergue son Autoportrait à la palette, je ne savais pas grand chose de Marie Bashkirtseff mais le peu que je découvris alors me la fit aimer d'emblée.