Hélas, mes
pensées, qu’êtes-vous devenues, maintenant que vous voilà écrites et peintes. Il
n’y a pas si longtemps vous étiez si diaprées, si jeunes, si malignes, pleines
de piquants et de secrètes épices qui me faisaient éternuer et rire - et à
présent? Déjà vous avez perdu la fleur de votre nouveauté et quelques-unes d’entre
vous, je le crains, sont en passe de devenir des vérités. Elles ont déjà l’air si
impérissables, si mortellement inattaquables, si ennuyeuses ; et en fut-il
jamais autrement ? Qu’écrivons-nous, que peignons-nous avec nos pinceaux
chinois nous autres mandarins, éterniseurs de choses qui peuvent s’écrire ?
Que sommes-nous capables de reproduire ? Hélas, seulement ce qui va se
faner et commence à s’éventer ; seulement des orages qui s’éloignent et s’épuisent,
des sentiments ternes et tardifs ; seulement des oiseaux las de voler,
égarés, qui se laissent prendre dans la main, - dans notre main! Nous éternisons
ce qui ne peut plus vivre ni voler très longtemps, des choses exténuées et trop
mûres! Et ce n’est que pour votre après-midi, ô mes pensées écrites et peintes,
que je possède des couleurs, beaucoup de couleurs peut-être, beaucoup de
teintes délicates, cinquante jaunes bruns verts rouges : - mais, nul à vous
voir, ne devinera votre éclat matinal, étincelles subites et merveilleuses de ma
solitude, mes vieilles, mes chères, mes mauvaises pensées!
Friedrich Nietzsche, in Par-delà Bien et Mal, § 296.