mardi 22 octobre 2013

Ecrire, au terme de la vie


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Hélas, mes pensées, qu’êtes-vous devenues, maintenant que vous voilà écrites et peintes. Il n’y a pas si longtemps vous étiez si diaprées, si jeunes, si malignes, pleines de piquants et de secrètes épices qui me faisaient éternuer et rire - et à présent? Déjà vous avez perdu la fleur de votre nouveauté et quelques-unes d’entre vous, je le crains, sont en passe de devenir des vérités. Elles ont déjà l’air si impérissables, si mortellement inattaquables, si ennuyeuses ; et en fut-il jamais autrement ? Qu’écrivons-nous, que peignons-nous avec nos pinceaux chinois nous autres mandarins, éterniseurs de choses qui peuvent s’écrire ? Que sommes-nous capables de reproduire ? Hélas, seulement ce qui va se faner et commence à s’éventer ; seulement des orages qui s’éloignent et s’épuisent, des sentiments ternes et tardifs ; seulement des oiseaux las de voler, égarés, qui se laissent prendre dans la main, - dans notre main! Nous éternisons ce qui ne peut plus vivre ni voler très longtemps, des choses exténuées et trop mûres! Et ce n’est que pour votre après-midi, ô mes pensées écrites et peintes, que je possède des couleurs, beaucoup de couleurs peut-être, beaucoup de teintes délicates, cinquante jaunes bruns verts rouges : - mais, nul à vous voir, ne devinera votre éclat matinal, étincelles subites et merveilleuses de ma solitude, mes vieilles, mes chères, mes mauvaises pensées!

Friedrich Nietzsche, in Par-delà Bien et Mal, § 296.