Il y a des jours où j'aimerais savoir écrire des romans. J'oserais ainsi dire ce que j'en pense et on me dirait : çà sent le vécu; c'est autobiographique évidemment! Et, fabulatrice, je répondrais : pas du tout, c'est un roman.
Une partie de ma famille est en vacances ici, ma soeur aînée, ma nièce. Sous prétexte donc qu'elles sont là avec leurs enfants, je devrais aller les voir séance tenante mais elles, eux, jamais ne viennent me voir. Je ne sais d'ailleurs pas quelles sont les règles en la matière : est-ce l'individu qui débarque quelque part qui doit rendre visite à celui qui vit là à longueur d'année ou est-ce à celui qui vit là d'aller voir les arrivants? Me poser cette question est bien la preuve d'une obligation contraignante plus que d'un plaisir, auquel cas l'une ou l'autre nous nous précipiterions pour nous revoir et puis, entre soeurs les obligations çà ne devraient pas exister!
Il semblerait aussi que ma famille (nombreuse) s'imagine que puisque je vis seule, je me morfonds (et là, pour une fois je ne dis pas le gros mot je me contrôle), que je ne dois pas savoir que faire de mes journées. Ce qui est faux bien sûr. Prendre le temps de lire est important non? S'ennuyer l'est également. Aussi quand je leur dis : je peux vous voir aujourd'hui parce que : demain je vais au golf, mercredi je déjeune avec un ami et je vais voir une expo après, jeudi je vais faire le plein de choses liquides ou molles parce que pendant une semaine je vais avoir quelques difficultés pour mâcher et que vendredi on me torture (triture) la bouche et donc le week-end je vais être sonnée; j'entends alors au son de leur voix au téléphone qu'ils ne sont pas contents, qu'ils pensent que je dois inventer des rendez-vous (c'est vrai aussi que parfois j'invente, hum) et que je suis vraiment le mouton noir de la famille. Et justement aujourd'hui je pourrais les voir et elles (les femmes) ne sont pas libres : les filles vont à la plage (oui il fait un temps incroyable), les mères à la thalasso. Et le soir? Moi j'adore sortir le soir, aller dîner, faire une balade au port ou le long de la mer mais elles non, enfin si, elles y vont, en lousdé (expression qu'on affectionne dans ma famille) sans m'en parler. Alors je ne vois pas pourquoi ce serait moi qui devrais être à leur disposition.
J'y suis attachée pourtant à ma famille; s'il leur arrive quelque chose de grave j'en suis tourneboulée (çà existe çà? oui, vérifié!). Mais bon sang se voir pour se dire : quel beau temps, c'est dur de vieillir, mon Dieu que l'hiver fut long, qu'est-ce que tu as vu à la télé? Surtout qu'on se téléphone entre-temps pour se dire : quel temps il fait chez vous? Ah, tu as une bronchite? Moi, j'ai une rhinite allergique! Passionnant tout çà. Mes nièce et neveu ne sont pas enseignants mais maintenant dans le privé, avec les trucs TT et tout çà, ils sont tout le temps en vacances. Çà c'est ma tite soeur qui me le disait au téléphone tout à l'heure en riant, et avec elle, je me marre toute l'année comme une baleine.
Donc today was a lovely day : tranquille sur ma terrasse avec Beckett!
"Vivre et inventer. J'ai essayé. J'ai dû essayer. Inventer. Ce n'est pas le mot. Vivre non plus. Ça ne fait rien. J'ai essayé. Pendant qu'en moi allait et venait le grand fauve du sérieux, rageant, rugissant, me lacérant. J'ai fait çà. Tout seul aussi, bien caché, j'ai fait le fat, tout seul, pendant des heures, immobile, souvent debout, dans une attitude d'ensorcelé, en gémissant. C'est çà, gémis. Je n'ai pas su jouer. [...] C'est que j'étais en proie au sérieux. Ça a été ma grande maladie. Je suis né grave comme d'autres syphilitiques. Et c'est gravement que j'ai essayé de ne plus l'être, de vivre, d'inventer, je me comprends. Mais à chaque nouvelle tentative je perdais la tête, me précipitais comme vers le salut dans mes ténèbres, me jetais aux genoux de celui qui ne peut ni vivre ni supporter ce spectacle chez les autres. Vivre. J'en parle sans savoir ce que ça veut dire. Je m'y suis essayé sans savoir à quoi je m'essayais. J'ai peut-être vécu après tout, sans le savoir. Je me demande pourquoi je parle de tout çà. Ah oui, pour me désennuyer. Vivre et faire vivre..."
Samuel Beckett, Malone meurt, p. 33-34, éditions de Minuit, Collection "double".