mercredi 10 mars 2010

Eloge de la distance amoureuse

Richard Millet, l'un des écrivains contemporains le plus controversé. De droite aucun doute, dérangeant certes. Mais tellement talentueux. Quelle écriture; à chaque fois que je commence un livre de cet auteur je suis fascinée, je ne respire plus, je ne peux pas m'arrêter de le lire, tout comme ses phrases, dont une seule parfois fait cinq pages. Encore un auteur dont je lis les livres dans le plus grand désordre - et la plus grande excitation - mais c'est le même écrivain dans chaque livre, disons dans ceux que j'ai lus, car justement en parlant de controverse, voir ici.

"Il écrit l'une des proses les plus musicales et les plus exigeantes d'aujourd'hui mais peu de gens le savent. Intransigeant, secret, amoureux de la langue comme de la beauté adolescente, Richard Millet fait du roman une manière de gloire." Le Matricule des Anges.

Je lis donc en ce moment La voix d'alto qui est une sorte de dialogue amoureux relaté plus tard par le narrateur. C’est une histoire d’amants. Elle, Nicole veut mourir, car à quarante-quatre ans, elle craint la dégradation inévitable de son beau corps. Elle est médecin, et rien ne l’effraie plus que la déchéance physique. Entre eux, ce n’est pas de l’"amour" - ni dépendance, ni violence, ni domination, ni ennui. Les sentiments humains sont trop peu de choses, pensent-ils d’un commun accord, et le sexe souvent vulgaire.

"Plus qu'une histoire, La Voix d'alto est une suite de longues étreintes entrecoupées de confidences intimes entre Philippe, un musicien, dernier fils de paysans corréziens, et Nicole, une radiologue irlando-québécoise qui, un jour d'éclipse à Paris, décide à 44 ans qu'elle doit mourir avant de perdre sa beauté. On retrouve là le meilleur de Millet, son obsession pour les corps et le sexe, l'ambiguë cruauté des relations hommes-femmes, cette mise à distance des salissures et de la trivialité du quotidien, ces scènes d'anthologie, comme les séances de dissection à l'hôpital de Montréal. Il y a aussi ces souvenirs et ces secrets d'enfance qui planent au-dessus du plateau de Millevaches ou de la plaine québécoise, ces détours par Beyrouth et Cracovie, l'omniprésence de la musique, «autre versant du silence», l' «obscurité lumineuse» de l'altiste «râcleur de temps». Et puis encore ces vagues de mots, cette houle de phrases immenses, baroquissimes, qui n'en finissent pas de déferler, page après page, chapitre après chapitre."
L'Express, Olivier le Naire, 2001.
"« La Voix d'alto », même si je lis beaucoup et de tout, restera au firmament de mes lectures depuis plus de dix ans". BibliObs par Antigone.
« Il n'y a pas de commencement à une histoire d'amour, elle a toujours commencé et elle finira sans doute comme elle a commencé, sans vraiment prendre fin, même quand nous ne serons plus là, mon amour », m'a-t-elle dit aux premiers temps de ce qu'il faut bien appeler notre liaison, faute de mieux, lorsque je l'écoutais parler dans le calme du lointain, offerte et déjà plus tout à fait présente, elle, la lente, l'étrange, la belle émigrée, qui n'aura jamais été tout à fait là, je le sais maintenant, pas voulu être là, non, pas dans l'évidence du jour ni dans le pauvre mystère de ce qui succède au jour, mais dans la vraie nuit qu'elle appelait aussi la vérité sur soi : « la seule », ajoutait-elle avec une solennité qui m'agaçait, au début, puisqu'il y a eu un début, malgré tout, ces premiers mots, gestes, effleurements rêvés ou réels qui sont un tâtonnement d'aveugle en plein midi, retour sur soi, recherche de la vérité, ce peu de vérité qui a l'éclat d'un ongle dans la nuit…
Elle regardait avec dégoût la fausse monnaie des sentiments, des images, des mots. L'appauvrissement des langues la désolait, comme le peu de secret qu'elles recèlent.
« Les langues souffrent et meurent comme des corps », murmurait-elle en souriant.
Elle se sentait cernée, assiégée, égarée — sans préciser par quoi. Elle attendait des signes. Certains phénomènes météorologiques la terrifiaient, l'indignaient même, m'avait-elle laissé entendre, le jour de la grande éclipse, le 11 août 1999, si je me souviens bien. J'avais chaud. J'ai toujours eu trop chaud, même en hiver, dans les chambres, les rues, les sous-sols des villes, à cause, j'imagine, de mon enfance à Siom, dans le haut Limousin, parmi les grands vents et des hivers où le froid semblait devoir faire surgir de la nuit les loups de l'ancien temps et où j'ai passé mes premières années à lutter contre ça, le froid, l'obscurité, la solitude, les loups, les barbares et tout ce qui n'était pas tout à fait mort et hantait les abords de Siom.
Le jour de l'éclipse, j'avais quitté dans la matinée une jeune Polonaise dont le lit donnait sur les marronniers du bois de Vincennes et avec qui je vivais un de ces amours tranquilles qui sont aux hommes mûrs une musique de l'aube, puis j'étais passé, non loin de là, pour prendre une partition au conservatoire de Fontenay-sous-Bois, où je tiens la classe d'alto durant l'année scolaire et où on me laissait disposer, cet été-là, d'une salle où répéter avec quelques amis des quintettes français de la fin du XIXe siècle.
Dans le RER la chaleur était dégradante, pour moi plus que pour les autres, puisque l'homme de la rue, l'homme des foules, a pris l'habitude de se dévêtir autant que les femmes, de sorte qu'assis sur une banquette du train on a souvent les yeux et le nez sur cela même que des siècles de civilisation avaient eu pour but de dissimuler ou de ne proposer que par éclairs, dans l'échancrure ou le bâillement du vêtement : les poils des jambes, des aisselles, des torses, et ces tatouages qui fleurissent dans les fins de siècle, fleurs, prénoms, oiseaux, dragons, slogans, idéogrammes, cris d'amour et de haine, emblèmes de religions naissantes ou moribondes.
Avilissante chaleur, pour eux comme pour moi, ai-je pensé avec le sentiment d'en être plus affecté que ces gens à demi nus, non pas parce que je leur serais supérieur mais parce que je suis un artiste et que cette condition est à mes yeux bien plus importante que le fait d'être citoyen d'un pays transpirant, désœuvré, morose, oublieux, et si conscient, moi, de ce que je dois à la musique que je n'ai jamais touché mon alto sans être convenablement vêtu, même chez moi, lorsque j'ai trop chaud et que je suis seul, travaillant un morceau et incapable de me représenter Marc-Antoine Charpentier composant en linge de corps ses Leçons et ténèbres, ou Alban Berg en caleçon son Concerto à la mémoire d'un ange. Oui, indigné à l'idée que la musique puisse se jouer en débraillé alors qu'elle est la seule chose qui me fasse supporter l'idée qu'il y ait désormais un temps où Nicole n'est plus et un autre, peut-être peu lointain, où mon corps reposera dans la froide terre de Siom."

(P. 11-12-13)

La voix d'alto, Richard Millet. Éditions Gallimard - Blanche, 2001.