samedi 20 mars 2010

Richard Millet suite

Le 18 avril 2008, Eric Chevillard écrivait ceci dans son Journal 2007-2008, L'autofictif (p. 158-159) :

"Richard Millet écrit : Si je dis que l'Afrique (à l'exception de la chrétienne Éthiopie) ne m'intéresse pas, que ses langues, ses habitants, ses paysages, ses religions, ses moeurs, ses formes de civilisation me laissent de marbre, que je m'y sens esthétiquement indifférent, si je dis que je n'ai jamais désiré une Africaine, et que je vois ce continent à peu près comme le narrateur du roman de Conrad Au coeur des ténèbres, cela implique-t-il que je sois "raciste"? devrais-je cesser de me référer à cette très personnelle échelle de valeurs et de goûts qui font de moi un être désirant, ouvert, frémissant?

Certes pas, pour la première question. Certes non pour la seconde. Mais comme l'Afrique va pâtir de cette indifférence! Car c'est justement ce désir qui fait défaut à l'Afrique, le désir de Richard Millet, qui la redresserait, ce fort et ardent désir, toute cette sève d'un coup, vous pensez, comme elle eût fécondé l'Afrique!

Quelle lumière sur la brousse, à faire pâlir le soleil fixe au-dessus, le désir de Richard Millet! Voilà le feu qui manque aux reins du mâle africain. Eau qui irrigue et baptise, encre qui instruit, cette semence épandue à longs traits sur les terres stériles eût changé la donne! L'Afrique pourtant va devoir survivre sans le désir de Richard Millet, sans son frémissement non plus, c'est dire si elle va plutôt dépérir et se lézarder encore, c'est dire aussi si l'ingrate femme africaine continuera longtemps de son geste archaïque, indolent, mais auguste, à piler le millet."

Je pense que ce billet de Eric Chevillard a dû lui être inspiré par le livre de Richard Millet, L'opprobre, qui a fait couler pas mal d'encre à sa sortie. Je ne l'ai pas lu, j'ai découvert Richard Millet cette année et il est vrai qu'en fermant chacun des livres lus je me dis à voix haute : quel talent ce ...! Mais si mais si, on peut avoir du talent et l'être. Car bien sûr, on ne peut passer sous silence cette impression de malaise parfois en le lisant. Mais pour autant, doit-on censurer un auteur, ne pas le lire, parce qu'il écrit parfois des horreurs, car ici, il s'agit bien d'horreurs. Non, je n'ai pas envie de lire L'opprobre qui j'en suis sûre me révulserait. Je ne renie pas pas non plus le plaisir intense (et pas coupable) que j'ai eu jusqu'à présent à lire quelques-uns de ses livre, sa langue est belle, crue, dérangeante, remarquable. Mais peut-être n'ai-je lu que les plus soutenables? Il me reste à lire La confession négative et le dernier, Le sommeil sur les cendres, éd. Gallimard.

J'ai terminé La voix d'alto, magnifique. Dernier extrait, p. 248-249 :

"Je n'aime pas la danse. Je n'ai jamais dansé. J'ai une trop haute idée du rythme pour m'abandonner aux transes collectives par lesquelles mes contemporains pensent exorciser la peur de la mort. Et puis le corps humain ne m'est supportable que dans la semi-obscurité des chambres, ou au-delà de la rampe. Comme beaucoup de musiciens j'écoute peu de musique pour mon propre plaisir et je n'aime guère regarder jouer les autres; il y a quelque chose d'obscène dans le visage d'un interprète sur scène, autant être surpris aux cabinets ou en train de jouir, et je ne suis pas loin de penser que je pourrais haïr la musique à cause du visage qu'elle me donne lorsque je joue et que je n'ose me représenter, particulièrement lorsque mon jeu ne parvient pas à me le faire oublier, ce visage, ni ce qu'il peut avoir de grotesque, de laborieux, d'indécent, surtout si on songe que la plupart des gens vont au concert autant pour voir que pour écouter, car ils ont en vérité peur de la musique; celle-ci possède un si puissant pouvoir d'abstraction qu'elle finit toujours par nous conduire au-delà du plaisir pour nous placer face à notre propre nuit, à notre néant, à l'irrémédiable : ils viennent nous voir mourir à leur place".

Il y a les écrivains que j'aime lire et que j'aurais aimé - que j'aimerais - rencontrer et il y a ceux que j'aime lire sans avoir aucune envie de les rencontrer. Et, bizarrement il y a aussi des écrivains qui sont mes amis, que j'aime rencontrer et que je n'aime pas lire du tout!