mardi 16 mars 2010

La voix d'alto

"Faut-il que je me justifie, que je redise qu'en fin de compte je n'aimais pas plus Delphine que je n'aimais Nicole, mais que cette absence d'amour n'était pas de même nature, qu'avec la première il y avait l'obscure volonté de me perdre et, avec l'autre, l'espoir d'accéder à une forme supérieure de la solitude? Je me laissais aimer par elles afin que leur amour me touche comme une grâce, que j'en sois illuminé, rendu meilleur et, pourquoi pas, amoureux à mon tour puisque je n'étais pas loin de penser, comme Delphine, qu'il n'y a pas d'amour sans réciprocité - à ceci près, aurais-je pu ajouter, avec Nicole, cette fois, que ce sont la plupart du temps des réciprocités inégales, d'où naît toute l'injustice du monde, et que, me dirait-elle plus tard, nous étions les seuls, elle et moi, capable de les battre en brèche; des sortes de justes, ajoutait-elle, en donnant à notre amour une dimension qu'il me restait à mériter.
En vérité je me tenais à distance de tout : dans le lointain, sur l'autre rive d'où j'assistais à mes amours sans pouvoir rejoindre celles qui les inspiraient et qui en paraissaient souvent plus les ombres que les personnes de chair à qui j'inspirais un sentiment en fin de compte désespérant. Ni pire ni plus frivole qu'un autre, pourtant, pas plus un libertin comme Tobias Suttermans qu'un vrai indifférent : un type qui avançait avec sur les épaules le poids de neige d'un frère mort et qui n'avait, pour se sentir peu ou prou de ce monde, que la musique et les femmes, l'alto me rapprochant des femmes et celles-ci me renvoyant à lui, sans cesse, en un mouvement que je ne cherchais pas à contrôler - auquel, même, je m'abandonnais avec une légèreté qui était à mes yeux l'unique chance de ne pas sombrer dans ce dans quoi je voyais tomber tant d'autres et où je me suis trouvé à mon tour sur le point de choir, lorsque j'ai été las de Delphine et que j'ai avoué à Nicole combien j'étais effrayé de voir cet amour entrer dans son propre hiver."

Richard Millet, La voix d'Alto, p. 177-178.

Il m'arrive de trouver le bonheur dans la solitude d'une après-midi comme celle d'aujourd'hui, en lisant ce livre dont l'extrait est suivi de quelques pages divines, sensuelles et musicales, en écoutant d'abord en sourdine pour ne pas déranger ma lecture, The Two and Three Part Inventions de Bach par Glenn Gould, puis de fermer le livre pour m'imprégner de ce que je viens de lire, rehaussant alors le son de Bach, fermant les yeux, lovée dans mon canapé, les rouvrant pour observer à travers la fenêtre les oiseaux danser dans le ciel puis se réfugier dans les ouvertures du clocher de l'église que j'aperçois, les refermant pour écouter à nouveau Glenn Gould, pensant alors que ce moment de bonheur-là je ne pouvais le ressentir pleinement que dans la solitude.