mercredi 4 septembre 2013

Multitude et solitude




François Matton, Foule.


Il n'est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude : jouir de la foule est un art; et celui-là seul peut faire, aux dépens du genre humain, une ribote de vitalité, à qui une fée a insufflé dans son berceau le goût du travestissement et du masque, la haine du domicile et la passion du voyage.
Multitude, solitude : termes égaux et convertibles pour le poète actif et fécond. Qui ne sait pas peupler sa solitude, ne sait pas non plus être seul dans une foule affairée.
Le poète jouit de cet incomparable privilège, qu'il peut à sa guise être lui-même et autrui. Comme ces âmes errantes qui cherchent un corps, il entre, quand il veut, dans le personnage de chacun. Pour lui seul, tout est vacant; et si de certaines places paraissent lui être fermées, c'est qu'à ses yeux elles ne valent pas la peine d'être visitées.
Le promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette universelle communion. Celui-là qui épouse facilement la foule connaît des jouissances fiévreuses, dont seront éternellement privés l'égoïste, fermé comme un coffre, et le paresseux, interné comme un mollusque. Il adopte comme siennes toutes les professions, toutes les joies et toutes les misères que la circonstance lui présente.
Ce que les hommes nomment amour est bien petit, bien restreint et bien faible, comparé à cette ineffable orgie, à cette sainte prostitution de l'âme qui se donne tout entière, poésie et charité, à l'imprévu qui se montre, à l'inconnu qui passe.

Charles Baudelaire, Les Foules (Le spleen de Paris).

Texte de Baudelaire entendu ce matin dans les NCC, sur le thème de L'Homme des foules de Edgar Allan Poe :

"Le narrateur est assis dans un café londonien et regarde avec un grand intérêt la foule qui se presse dans la rue. Il classe ainsi les passants dans différentes catégories sociales suivant leur habillement et leur physionomie. Fasciné par la vue d'un vieil homme à l'expression très particulière, il décide de le suivre à travers ses déambulations apparemment erratiques et remarque qu'il semble très mal à l'aise dès que la foule devient clairsemée. Après l'avoir suivi toute la nuit et la journée du lendemain dans différents quartiers de Londres, le narrateur, épuisé, s'arrête devant le vieil homme et le regarde bien en face sans même attirer son attention. Le narrateur, abandonnant sa filature, en arrive à la conclusion que le vieil homme est un « homme des foules » qui « refuse d'être seul »."