Lettre autographe signée de Romain Gary, adressée à Christel Kriland, le 14 avril 1938, Nice.
Nice 14 IV 38
Ma petite fille, douce, mauvaise, bonne, unique...
Je
me sens si affreusement triste et seul, que ta lettre, au lieu de
m'égayer, m'a fait presque mal, m'a rendu plus triste encore et j'ai
envie de pleurer comme un idiot. Si seulement je pouvais savoir que tu
es à moi, à moi seul, à moi, rien qu'à moi, des pieds à la tête, de tout
ton corps que je vois, comme si tu étais là couchée près de moi, comme
si je le caressais encore, partout, fillette, partout, de mes lèvres, de
mes dents, de mes doigts...
Christel, dix jours sont passés
depuis que tu es partie et maintenant, peut-être, tu sais mieux, tu vois
mieux si vraiment tu es à moi, à moi seul, comprends-tu, si toi et moi,
c'est vraiment ça ou si seulement, c'était autre chose...
Je sais
que tu es égoïste et que tu m'aimes dans la mesure où ça te fait
plaisir, mais je voudrais savoir si c'est quelque chose de plus fort que
toi, si tu peux, vraiment, tout quitter pour être à moi, ou s’il s’agit
seulement de ce genre d’amour dérisoire et charmant auquel "il est
agréable de céder de temps à autre" comme Goethe ne l’a pas écrit.
C'est
très beau Christel le chocolat de luxe et avec moi, je le crains, il y
aura fort peu de chocolat, fillette, et encore moins de luxe...
Christel, souviens-toi que les choses au monde que je respecte le plus sont l'honneur et la droiture, souviens-toi que si je t'aime comme femme c'est aussi parce que je t'aime comme
homme et qu'un de nos deux amours n'ira jamais, pour moi, sans
l'autre... Il est très difficile d'être un homme. Mais s'il y a quelque
chose qui compte dans la vie, s'il y a quelque chose de vraiment sacré,
c'est ça : être un homme. C'est dans la mesure où tu le seras, ou que
tu t'efforceras de l'être (car c'est peut-être impossible) que tu seras
toujours toute proche de moi, même si des milliers de kilomètres nous
séparent, c'est par cette volonté dure d'arriver à être un homme que tu
seras toujours au sens le plus beau de ce mot, ma femme... J'ai peur,
Christel, que tu ne comprendras pas ces quelques mots qui ont pour moi
une si grande importance. J'ai peur, aussi, que ces mots soient
impossibles à comprendre, en ce moment, à Vienne...
Si je te les
écris, c'est parce-que, désespérément, je cherche quelque chose qui
pourrait te rapprocher de moi... Et rien, jamais, ni le mariage, ni
l'amour ni les enfants ne te rapprocheront de moi plus que ça : l'effort
d'être un homme. C'est par cet effort, par cette volonté dure, par
cette aspiration à la dignité humaine, à la condition humaine, que ton
sang, Christel, sera dans mon sang, ta pensée dans ma pensée, et ta main
fillette, dans ma main. Il y a peut-être trop de grandes lettres, trop
de majuscules, dans ce que je te dis là. Mais ce ne sont pas des grandes
lettres, des grands mots : ce sont, de grands sentiments et il ne faut
pas avoir honte. Et puis, nous sommes seuls, en ce moment, toi et moi,
personne ne nous écoute, nous pouvons parler tranquillement. Il y a bien
cette horrible musique... mais je te parlerai dans l'oreille... comme
ça... Il faut vivre pour cela, Christel.
Il faut travailler,
lutter pour cela. Il faut aimer pour cela. Je dis « aimer » et non pas «
faire l'amour ». Je voudrais être cet amour et que cet amour pour moi
t'aide dans l'effort. Mais peut-être trouveras-tu un autre homme, qui
t'aide mieux, plus que moi. J'en serais heureux... quoique malheureux...
En tout cas, Christel, n'oublie jamais cela : rejette loin de toi
l'amour qui n'enrichit pas, qui ne t'aide pas à être, à devenir homme.
Je serais tellement heureux si je pouvais t'aider ! Mais il faut d'abord
voir clair en toi même. Ce que je te conseille là demande beaucoup,
beaucoup plus de courage que tu ne le crois. Ça n'a rien à voir avec le
plaisir, et presque rien avec le bonheur... en tout cas, pas pour les
gens qui croient - les malheureux ! que le bonheur, c'est seulement le
maximum de plaisir. Le bonheur - mon bonheur - c'est un chemin très dur.
Sur ce chemin, il n'y a pas Sachs, il n'y a pas Bincens, il n'y a pas
Lilliebro - il n'y a personne. Il faut du courage pour marcher seule sur
ce chemin là, mais je te propose de marcher à deux : avec moi. Je crois
que tu seras capable, un jour, de marcher sur ce chemin. Je l'ai pensé,
quand je t'ai vu marcher dans la montagne, pieds nus... te souviens-tu ?
Dans quelques jours, je t'enverrai une photo : toi et moi sur ce chemin
là... Oui... Ne t'étonne pas ! Il faut travailler, ma lointaine, il
faut étudier, être seule, lutter, souffrir beaucoup, dans l'effort et
mépriser les hommes qui envoient des chocolats de luxe... Mon Dieu, je
suis bête. Je t'ennuie. Non, peut-être...je ne sais pas. Quelquefois,
je doute, je pense que je ne serai pas entendu... tu es tellement blonde
! J'ai parlé beaucoup trop... et je n'ai pas envie de m'arrêter... j'ai
envie de continuer... je suis un imbécile ! Mais un imbécile qui
t'aime.
Romain