dimanche 18 août 2013

Fais attention aux artistes fainéants [...] aux commentateurs gratuits [...] il faut écarter les baise-toujours du compliment

Mon petit chéri,

Comme je suis heureux que tu ne me rejettes pas une fois pour toutes. Comme je t'aime bien. Comme j'ai besoin de toi. Tu sais que je ne mens jamais, que je ne ruse jamais. Que je ne fais jamais de sentiment. Tu vois si je suis parti c'est que je t'encombrais. Je ne suis pas normal. Il te faut pour vivre certaines choses que je ne peux pas donner. Cette constance de certaines choses m'accable. Je suis bien fidèle je t'assure d'une certaine façon, atrocement fidèle, fidèle comme un Breton, à en crever. Mais la régularité de la vie, la réalité de la vie m'écrase. Ce n'est pas tu sais que je veuille faire l'artiste, le fantasque, l'hystérique, le sujet exceptionnel-qui-a-besoin-de passer-ses-caprices. Dieu sait si j'ai cet affreux genre en horreur! Mais tu sais aussi Lucienne que je ne peux pas, absolument pas être . Pour être un amant sérieux il faut être . Je suis bien plus avec les gens quand je les quitte. Tu supportes toi Lucienne, la réalité. Tu es femme, les femmes sont dans la réalité - aussi adorables qu'elles soient - les hommes ne prétendant pas s'en abstraire. Je dois bien t'avouer que pour moi la réalité est un cauchemar continuel et Dieu sait si la vie m'a gâté en fait d'expérience! Si j'ai été servi par la réalité! Je t'aime bien Lucienne, à un point que tu ne peux pas savoir. En ce moment les temps sont durs. Je ne peux pas dire que cela m'affecte beaucoup. Ce qui m'affecte c'est d'avoir à m'occuper de choses qui ne sont pas transposées ni transposables. Si ce n'est qu'après des années. Bien des années. Je ne voudrais pas mourir sans avoir transposé tout ce que j'ai dû subir des êtres et des choses.

Ici se bornent à peu près toutes mes ambitions. Il m'en reste Lucienne. Horriblement beaucoup. Ma mère travaille encore. Je me souviens au passage, quand elle était plus jeune, de l'énorme tas de dentelles à réparer. Le fabuleux monticule qui surplombait toujours sa table. Une montagne de boulot, pour quelques francs. Ce n'était jamais terminé. C'était pour bouffer. J'en avais des cauchemars la nuit, elle aussi.  Cela m'est toujours resté. J'ai comme elle toujours sur ma table, un énorme tas d'horreurs en souffrance que je voudrais rafistoler avant d'en finir. Tu me vois toujours impossible parce que tu vois je suis né tout petit dans une ambiance de cauchemar, et de misère et puis il y a eu  la guerre, et puis tant d'autres effroyables épreuves et l'habitude hélas bien explicable d'escompter toujours le pire, et puis cette espèce d'acharnement à refuser les dons d'une vie que je hais.

Mais Lucienne je suis trop heureux que tu veuilles bien si gentiment tout simplement me pardonner mes maladresses et mes brutalités. Je n'ai pas besoin d'autre chose. Tu le sais bien. Je n'ai besoin de rien. Au moins j'ai ce petit bon côté, je n'embarrasse personne de mes désirs. Je ne pèse pas lourd dans ma grosse personne. Je ne pèse rien en réalité. Ceci au moins compense un peu cela. Et de ceci Lucienne tu n'as pas encore tout compris. 

Sois heureuse autant que possible à ta façon, selon ton rythme. Tu verras. Tout passe. Tout s'arrange, rien n'est essentiel, tout se remplace sauf le pauvre refuge où tout se transpose et s'oublie. Fais attention aux artistes fainéants ils sont légion, aux commentateurs gratuits, de ce côté la brutalité est de règle absolue, il faut écarter les frelons, impérieusement, les imposteurs, les baise-toujours du compliment. L'artiste n'a que faire de ces fadasseries, de ces veuleries commerciales, qui flétrissent et avilissent les mieux doués. Tout doit être brutal, le créateur n'a que faire de l'opinion de hommes, il doit agir sur la matière brute, sur les choses, pas sur les hommes. Il doit avant tout les mépriser. Pour ce qu'ils sont, des chiens voluptueux, braillards et avides.
Tu vois, me voilà déjà reparti...

Je t'embrasse bien fort Lucienne, comme je t'aime bien fort et pour la vie, forcément. Je voudrais te voir à déjeuner si tu veux de temps en temps. Ne crains rien je ne poserai pas de questions indiscrètes. Je ne te demanderai rien. Ce n'est pas ma façon tu le sais bien. Je ne te compromettrai pas, s'il y a compromission. De tout ceci tu sais bien que je me fous. Effroyablement. A la rentrée en septembre je t'écrirai. Ne m'oublie pas. Je t'embrasse.
Je fais des remplacements par-ci par-là, comme lorsque j'étais étudiant. Tu vois tout recommence. L'éternelle jeunesse. C'est facile!

A toi

Louis

Louis-Ferdinand Céline à Lucienne Delforge [1935 - 1939]

Lettres intimes, éditions Textuel. 

(Les caractères gras sont de mon fait)