samedi 31 août 2013

Ce qui comptait ce n'était pas de posséder, c'était de faire partie de l'existence




"Il faut toujours connaître les limites du possible.
Pas pour s'arrêter, mais pour tenter l'impossible
dans les meilleures conditions."

Romain Gary

"Il fit la face nord du Triolet et l'éperon des Droites en solo. Il aurait pu trouver un compagnon de cordée; tout le monde aurait sauté sur l'occasion. Mais non : il quittait Chamonix seul et c'était seul qu'il grimpait.
La face nord du Triolet est une grande course glaciaire où la paroi rocheuse disparaît sur près de 800 mètres sous le glacier en cascade qui la recouvre.
Rand partit tôt ce jour-là. [...] Seul le crissement des crampons brisait le silence. Il progressait méthodiquement, un piolet à chaque main, bientôt prisonnier du rythme de ses gestes. L'idée qu'il pourrait glisser - et il aurait alors dévalé la pente lisse comme une surface de verre - ne lui vint à l'esprit qu'au sommet où il avait déjà atteint une altitude élevée. Et lui vint d'une étrange manière. Il faisait une pause, les pointes de ses crampons enfoncées d'un bon centimètre dans la glace. Un centimètre d'assurance suffisante. Quand il en prit conscience, il fut envahi d'une sorte de félicité. Jamais il ne s'était senti aussi invulnérable. Comme si la montagne l'avait ordonné et qu'il eût accepté le sacrement.
Tenu par une dérisoire pointe de métal, il se sentait heureux, maître de toutes les difficultés, de toutes les terreurs. C'est ce que l'on doit éprouver à l'instant fatal, songea-t-il avec un certain malaise. Un ultime élan de joie avant la fin. Il jeta un coup d'oeil en bas. La pente était vertigineuse.
[...]
[...] Il pensa à Bray et, l'espace d'un instant, il eut le sentiment que l'Anglais était là. Ces pics solitaires, ces courses appartenaient à Bray qui existait en eux. Mort, les os rompus, il était toujours présent. Il n'avait pas vraiment disparu, il avait seulement quitté la scène. Toute cette journée, la sensation de triompher au passage du surplomb, le panorama incomparable qui s'offre au sommet, tout appelait le souvenir de Bray.
On le voyait souvent passer, sac au dos, un rouleau de corde à l'épaule. "Je vais me balader", disait-il. Le matin, il se réveillait au milieu d'une forêt de pics d'une blancheur inouïe qui montait à l'assaut d'un ciel de silence.
Il m'est arrivé un drôle de truc, écrivit-il à Cabot. Je n'ai absolument plus peur de la mort. Ces temps-ci, je ne fais plus que des randonnées en solo. J'ai fait la face N du Triolet et le Couturier à la Verte. Fantastique. Je ne peux pas t'expliquer. Quoi de neuf aux States? Où as-tu été?
Ce n'était pas seulement la solitude qui l'avait métamorphosé : son optique avait changé. Ce qui comptait ce n'était pas de posséder, c'était de faire partie de l'existence. Il connaissait toujours l'angoisse qui accompagne les ascensions périlleuses mais elle avait pris une autre forme : celle d'une rançon qu'il payait de bon cœur. Une secrète allégresse l'habitait. Il n'était jaloux de personne; ni arrogant ni timide."

Pages 192 - 193 - 194.


Gare du Montenvers 1913 m.





"Au Montenvers, Rand, silhouette solitaire que déformait le sac à dos, descendit dans la cuvette du glacier. Des néophytes s'entraînaient à marcher sur la glace; ici et là des cordées s'éloignaient ou revenaient. Peu à peu, il les distança tous. [...] A midi, il avait commencé à gravir le glacier de Leschaux, il s'arrêtait pour prendre un peu de repos.
Plus tard, d'aucuns prétendront qu'il leur avait paru différent mais c'était un changement malaisé à définir. Il avait les cheveux un peu plus en désordre, comme s'il se souciait moins de son apparence. Son ardeur s'était émoussée. On s'attendait à le voir s'arrêter au refuge de Leschaux mais ce n'était pas là qu'il avait l'intention d'aller? Il continua l'ascension solitaire du glacier.
Il n'avait pas prêté jusque-là attention à ce qu'il y avait devant lui mais plus il avançait, plus il avait conscience d'une présence dans le ciel. Il la sentait comme on devine la mer à des kilomètres de distance. [...]
Enfin, il s'arrêta et leva la tête.
Le pilier culminant des Grandes Jorasses, tout noir entre les plaques de neige qui l'enserrent, dressait presque d'un seul tenant sa masse à l'assaut du ciel. Le soleil en illuminait le socle. Plus haut, il était presque noir.
Un visage est perpétuellement mobile mais il arrive un moment où il semble acquérir sa perfection ultime. Il a conquis sa vérité définitive, il est devenu inaltérable. Ainsi en allait-il du visage levé de Rand, ce jour-là. Il avait trente ans - trente et un pour être précis - et son courage était sans faille. Au dessus de lui, l'élan de pierre de la pointe Walker."

Pages 252 - 253. 

James Salter, in L'homme des hautes solitudes, éditions des Deux Terres, 2003.

Je ne connaissais pas l'écrivain James Salter. J'avais entendu parler d'un de ses romans : Un bonheur parfait, sur France Culture cet été et ce qu'on en disait m'a donné envie de le découvrir. A la bibliothèque, je n'ai trouvé que L'homme des hautes solitudes.  La 4e de couverture a suffit pour me décider à l'emprunter puisque ça parlait de Chamonix, de la montagne et des alpinistes que j'ai toujours admirés.

Mais ce livre parle aussi de la solitude de l'homme. Je ne pouvais qu'être conquise. Et puis, tous ces noms m'évoquaient et ravivaient tellement de souvenirs de Chamonix : La mer de glace, Le Montenvers, les Grandes Jorasses, l'Aiguille du Midi, le Mont Blanc et ces grandes figures de montagnards-alpinistes que j'avais "approchés" au Musée alpin, morts - pour la plupart - de leur passion pour l'ascension.

Je ne sais pas vraiment pourquoi j'aime autant la montagne; je m'y sens bien, je ne m'y aventure pas vraiment, je laisse cela aux passionnés, aux expérimentés, à ceux qui s'y risquent par amour, mais j'aime la sentir là, l'approcher, du haut de mon moi minuscule, de ma solitude. Elle me remet à ma place. Et quand les nuages recouvrent les sommets comme sur la photo ci-dessous, elle prend toute sa puissance, sa beauté, son mystère, son invincibilité. Comme je comprends "la secrète allégresse qui habitait" Rand.




N'ayant pas trouvé Un bonheur parfait à la bibliothèque, je viens de l'acheter (en poche, collection Points) ainsi que Une vie à brûler, son autobiographie.



 



 A droite, Emile Rey dit "Le prince des guides" 1846-1895
Courmayeur/Italie
Aiguille noire de Peuterey, 1885
Aiguille blanche, 1887
Arrête de Peuterey au Mont Blanc.



A gauche, Franz Lochmatter 
Guide
1878-1933
Suisse
Première ascension de l'arête Est du Plan,
avec son client  V.J.E. Ryan, 1906.

Au centre, Joseph Ravanel dit "Le rouge"
1869-1931
Chamonix/France
Premières dans les aiguilles de Chamonix.
De 1901 à 1906 : aiguilles Blaitière, Fou, Peigne, Ciseaux.
Traversée du Grand Charmoz, Dent du Caiman.



 Edward Whymper 1840-1911
Grande Bretagne
Première ascension du Cervin avec Michel Croz,
14 juillet 1865

A gauche, Michel-Auguste Croz dit "le Prince des Guides"
1830-1865
Le Tour - Vallée de Chamonix, France
Première ascension du Cervin avec Edward Whymper
14 juillet 1865



On voit mieux Michel Croz sur la photo ( voir plus haut, à gauche) avec Emile Rey






A gauche, Patrick Bérhault, surnommé "Bérobocop" ou "E.T."
1957-2004
Grande traversée des Alpes  (août 2000 à février 2001) 167 jours,
22 sommets et voies majeures.

1944
Tyrol/Italie
Premier homme à avoir gravi tous les 8000 de la planète.
Première ascension sans oxygène de l'Everest, 1978.
(Toujours en vie).


(Photos personnelles prises à Chamonix, au Musée alpin en mai 2012
et lors de mes balades en mai 2011).